Ce message m’est parvenu vendredi. Comme il ne constitue pas réellement un commentaire à un de mes billets, mais qu’il lance une réflexion extrêmement intéressante et qui me tient à cœur, j’en fais plutôt un nouveau billet et je tâche d’y répondre au mieux.
« Monsieur le Recteur,
Il y a quelques jours dans les médias flamands s’ouvrait un débat sur le manque d’initiative des étudiants flamands, notamment en terme de création d’entreprises. Ce même constat peut être fait dans le monde francophone.
Un professeur émérite de la KUL (Roger Blanpain) vient de réagir aujourd’hui par la publication d’un courrier de lecteur à la rédaction du « Standaard », dont je vous livre ici la traduction:
« Le manque d’initiative chez les étudiants tient beaucoup à la nature de notre enseignement et de notre formation. Quelques 50 ans d’expérience universitaire comme enseignant m’a appris que notre enseignement est orienté vers le conformisme (le prof a raison), la prise de note, des cours bloqués par coeur et débités de la même manière à l’examen. L’enseignement et la formation est peu ou pas du tout dirigée vers la créativité, la contribution personnelle, l’esprit critique, la résolution de problème ou la réflexion transversale, comme dans les bonnes universités américaines ou anglaises. Cela demandera une révolution de changer cet enseignement répétitif. Comme doyen de la faculté de droit de la KUL, j’ai consacré à l’époque mon attention aux exercices par petits groupes, la mise en place de séminaires et l’organisation de sessions pratiques. C’était largement insuffisant, car il existait trop de cours ex-cathedra. Pour devenir prof, un nombre d’heure d’enseignement doivent être prestées. De ce fait, beaucoup d’heures de cours sont imposées. Le travail personnel et la créativité sont rarement au rendez-vous. De plus, les séminaires et les exercices sont souvent délégués à de jeunes assistants dévoués mais souvent inexpérimentés, qui ne connaitront la musique que bien plus tard.
En bref, le manque d’initiative de nos étudiants ne m’étonne pas. Nous pouvons y faire quelque chose. Diminuer drastiquement le nombre de cours académiques et beaucoup plus stimuler le travail personnel axé sur la créativité. »
Etant l’un des premiers boursiers Erasmus de la faculté de Philosophie et Lettres (section Philosophie), je ne peux que confirmer cette analyse. A l’université de Hull, où j’ai séjourné un an en 1992, je peux témoigner que plus de la moitié des cours consistaient en travaux de lecture dirigés par petits groupes, où le rôle du professeur consistait plus à animer le débat et la réflexion entre les étudiants, qui chacun à leur tour devait préparer la leçon et se soumettaient ainsi à la critique de leurs professeurs mais aussi de leurs condisciples. Chaque étudiant était placé sous la protection d’un « tuteur », qui le conseillait de plus quant à ses lectures, quant aux choix de cours à option en fonction du désir profond de l’étudiant. Le mien était le Dr T.S. Champlin, dont le moindre mérite n’était pas de diriger le comité de lecture de la prestigieuse revue Mind. J’en garde encore aujourd’hui un souvenir ébloui.
L’organisation des examens était également très différente puisqu’ils consistaient en des dissertations sur des thèmes abordés dans ces cours et qui pour éviter tout favoritisme, étaient corrigés à l’aveugle par des professeurs externes.
A l’appui encore de ce constat, j’aimerais ajouter que mes deux parents se sont rencontrés et mariés au cours de leur spécialisation médicale à l’université Johns Hopkins de Baltimore dans les années 60. Ma maman y a même exercé des responsabilités importantes au sein de la faculté et participé à des recherches déterminantes en anesthésiologie (son professeur, le docteur Safra a inventé la réanimation cardio-pulmonaire et l’aide médicalisée urgente). Tous deux partagent cette analyse et particulièrement mon père, qui était diplomé en médecine de l’ULG et qui a donc expérimenté comme moi les deux méthodes de travail.
Bien plus que le ranking de l’ULG ou son système de classement des contributions scientifiques, l’ULG devrait prioritairement s’intéresser à sa méthode de travail et d’enseignement.
Très respectueusement,
Philip Hermann
PS: Je vous félicite, par ailleurs, pour l’excellente initiative que constitue ce blog, qui démontre votre volonté de sortir du cadre académique traditionnel. Ce qui m’a incité à y poster ce message.
Cher Monsieur Hermann,
Vous ne pouvez certainement imaginer à quel point votre message me fait plaisir. Tout autant que l’intervention du Professeur Blanpain qui exprime assez exactement ce que je pense.
Nous vivons dans un système universitaire qui, il faut le reconnaître, évolue dans le sens que vous préconisez, mais encore trop lentement et très inégalement d’une faculté à l’autre.
Le mécanisme de financement public de nos universités (publiques ou non) est exclusivement basé sur le nombre d’étudiants, mais en interne, l’allocation des ressources aux facultés et départements — en particulier les ressources humaines (assistants, staff administratif et technique) — qui est largement basée sur des traditions historiques lointaines et désuètes, tient compte à la fois du nombre d’étudiants et du nombre de cours et d’heures de cours. Une vieille culture encore tenace persuade les universitaires que leur importance, leur prestige et leur valeur sont liés au nombre de cours et d’heures de cours qui leur sont confiés et ils multiplient ce nombre d’heures, si ça leur convient, par le nombre d’étudiants. Cette tradition a pour conséquence une augmentation déraisonnable du nombre de cours et des heures associées.
La réforme dite « de Bologne » a légèrement modifié les choses en remplaçant les heures de cours par des crédits transférables entre universités européennes. Mais l’effet est minime. L’importance du professeur reste trop souvent mesurable, à ses yeux, par le produit « nombre d’ECTS x nombre d’étudiants.
Bref, la conclusion que Roger Blanpain et vous-même tirez est la bonne: l’effet pervers du système universitaire actuel est la multiplication des cours et formations, moins dans l’intérêt des étudiants que dans celui de la carrière ou l’ego de leurs enseignants.
Cependant, les choses ne sont pas si simples. Cette dérive, constatée et dénoncée sans relache par mon prédécesseur qui parlait de « l’université aux 6.000 cours » (il faut toutefois noter que ce phénomène n’était pas propre à l’ULg, loin de là), a été fortement enrayée, mais par des mesures plus ou moins coercitives et basées sur une diminution uniforme des allocations de ressources: on s’est tous « serré la ceinture ». Aujourd’hui, les choses allant déjà mieux, une autre approche s’impose: celle d’un calcul plus juste, tenant mieux compte des réalités et des spécificités particulières et décourageant la multiplication des cours et l’allongement du temps de « bourrage de crâne ». On ne peut plus éviter d’affronter de face la question de la multiplication des enseignements qui permet de créer des charges sur mesure et d’assurer aux bons serviteurs de la maison un statut de professeur. Que les étudiants, dans la structure de leur cursus d’études, soient victimes de cette pléthore, n’est pas acceptable.
Si toutes les pratiques anglo-américaines ne doivent certainement pas être adoptées aveuglément, il est clair qu’un système de formation (plus encore que d’enseignement) qui fasse appel au sens de l’organisation , aux qualités d’initiative et d’autogestion des étudiants est un objectif majeur.
C’est pourquoi j’ai dit, lors de la Rentrée Académique dernière, que j’ambitionnais pour mon université d’être une institution dont on sortirait: 1) au moins bilingue, 2) doté d’un bagage de mobilité internationale mais aussi 3) formé à l’auto-apprentissage et à l’aptitude à la recherche autonome du savoir.
J’en ai déjà longuement parlé ici, il importe aujourd’hui de réexaminer la charge d’enseignement et aussi les méthodes. Si l’ex cathedra possède quelque vertu, c’est néanmoins une formule risquée, qui ne présente de qualités qu’avec les grands ténors du tableau noir. Dans ce cas-là, la transmission par le « maître » peut en effet être très marquante pour l’étudiant. Mais il n’en est pas moins vrai que la formation idéale est celle qui donne à l’étudiant les vrais outils qui l’aideront à développer ses capacités personnelles et qui lui permettront de s’épanouir par lui-même.
Ceci nous amène donc à une profonde réflexion sur les modes de formation et à une remise en question du mode d’allocation des ressources aux différents départements, voire même à une autre organisation de l’université. J’aurai l’occasion d’y revenir durant cette année académique, pendant laquelle je compte proposer les réformes correspondantes.