Discours prononcé le 25 septembre 2013, lors de la Rentrée académique de l’ULg

Mesdames, Messieurs,

En cette journée dédiée à la liberté d’expression, je ne pourrai m’empêcher d’en faire largement usage. En outre, ceci est mon dernier discours de rentrée académique, le neuvième. Comme les précédents ont porté des titres infinitifs (et un tant soit peu impératifs !) : « Ouvrir les yeux », « Se définir », « Devenir mobile de corps et d’esprit », « Se libérer des contraintes », « Partir », « Faire le point », « Prendre le tournant », « Prévenir, plutôt que guérir » , je ne faillirai pas à cette tradition auto-imposée et j’intitulerai celui-ci « Transgresser les tabous ».
Et il n’en manque pas, dans notre société qui se gausse volontiers de ceux des autres…

Rassurez-vous, je ne vais pas les passer tous en revue, je me contenterai d’évoquer ceux qui paralysent nos actions en tant qu’acteurs de l’enseignement supérieur, ou qui, tout au moins, les ralentissent significativement. Je sais que je choquerai certains d’entre vous mais je vous demande d’écouter et de méditer ceci avec la même objectivité que celle que déclenche chez la plupart d’entre nous les caricatures irrévérencieuses de nos honoris causa de ce jour.
Un premier tabou est celui de l’accès à l’Université, on en parle beaucoup ces temps-ci et comme j’ai été maintes fois cité et souvent hors contexte ou de façon tronquée et déséquilibrée, j’aimerais repréciser quelques notions.

Il est tabou de penser que les adolescents qui entrent à l’Université n’y viennent pas, le plus souvent, par vocation et avec une idée précise de ce qu’ils veulent, encore moins de ce qui les attend. On a beau tenter de leur expliquer et mettre en œuvre de coûteux (en finances et en temps) salons, des journées portes ouvertes, des guichets d’information, des accueils durant les vacances de Pâques, des stages d’été, etc., rien n’y fait. Ou très peu. Le taux d’échecs ne diminue pas à mesure que la population étudiante s’accroît.

Il est tabou de penser que, peut-être, leur préparation dans l’enseignement secondaire est défaillante. Mais, il est vrai, défaillante par rapport à quoi ? Transgresser le tabou permettrait le dialogue, la compréhension mutuelle et, par conséquent, l’entente mutuelle sur les balises à fixer et les niveaux d’exigences à établir. Mais qu’on m’entende bien : il ne s’agit pas de définir des quantités de matière à ingurgiter, mais plutôt d’entraînement à l’effort, de respect des échéances, de capacité de travail autonome et en groupe, de se définir des objectifs et de mesurer sa progression, bref, des « soft skills » qui manquent cruellement et qu’il est fort tard pour acquérir si cela n’a été fait tout au long de l’enfance et de l’adolescence.

Il est tabou de penser que, faute d’être résolu en profondeur et depuis la plus tendre enfance, ce problème va prendre du temps à se résoudre et qu’en attendant, il s’impose de prendre des mesures pour empêcher l’hécatombe. J’y fais allusion depuis 2005 dans pratiquement chacun de mes discours de rentrée. J’ai pris comme exemple les lemmings, les caribous, les sportifs, j’ai tout fait. Ce qui est le plus parlant, ce sont les sportifs. Personne ne vous accuse d’élitisme si vous imposez des compétences à un sportif avant de le qualifier pour une épreuve déterminée. Personne n’imagine qu’on entraine et qu’on qualifie un athlète pour la course de 110 m-haies sur 100 m et sans haies… Là, tout le monde comprend que ce n’est pas lui rendre service et qu’il va échouer sur un vrai terrain. Si vous proposez un vrai entrainement à un futur étudiant, ceux qui confondent droit aux études et droit à la réussite vous accusent aussitôt de procéder à une sélection, concept totalement inacceptable dans l’enseignement mais parfaitement acceptable dans le monde sportif. On vous accuse de « lui faire perdre du temps ». Mais combien de temps perdra-t-il en étant « largué » pendant au moins tout un semestre si pas plus à courir derrière le train alors qu’on pourrait lui offrir une formation « rebond », à son niveau, à son rythme, réellement formatrice et profitable, avec un étalement sur trois ans des deux premières années, technique bien plus performante que le redoublement, dont on connaît tous les travers. Voilà une prise en charge et un accompagnement poussés à l’extrême. Mais la formule est tabou.

Il est tabou de parler d’année préparatoire. Il est tabou de parler d’examen d’entrée ou de test d’entrée, ou de test simplement informatif. Ce dernier ne devient acceptable que si l’on promet qu’il ne servira à rien.

Mais il est vrai qu’un test, pour informatif qu’il puisse être, n’a pas de sens si tout un dispositif ne prolonge pas son effet. Alors, que ce soit une année préparatoire (la « prépa » des français), ou un premier semestre polyvalent avec orientation ou mise à niveau si nécessaire au second semestre, ou encore un encadrement plus individualisé durant toute l’année, bref, quelle que soit la formule, elle implique des moyens financiers et humains considérables. Il est donc indispensable de prévoir un réel support public pour accompagner ces mesures, sans quoi l’effet pourrait être encore plus désastreux qu’aujourd’hui. Quelle que soit la solution envisagée, elle aura son coût. Or une communauté qui s’accorde à penser que son avenir et son redressement socio-économique dépendent de la qualité de la formation de sa jeunesse, accorde une absolue priorité, même en situation de difficulté économique — surtout en situation de difficulté économique — à la formation de sa jeunesse. En outre, elle ne peut à la fois exiger que l’entrée soit libre et renoncer à financer décemment les flux que cela implique.
En 12 ans, le nombre d’étudiants universitaires en CfB a augmenté de 61.000 à 86.000, soit un accroissement de 25.000, soit de 41% et le financement est demeuré identique, hormis une indexation pas toujours suivie d’effets. Le financement moyen d’un étudiant universitaire est tombé de plus de 9.000 € à moins de 7.000 € (constants) sur la même période.

Il est impératif qu’un refinancement soit envisagé et chacun devrait en faire un élément de pression durant la campagne des élections législatives qui s’annoncent pour 2014. Il faut que nous obtenions l’assurance, de la part des candidats, de la libération d’une enveloppe substantielle dans le cadre de la prochaine déclaration de politique communautaire et qu’on en fasse un argument électoral majeur. Il y va de l’avenir de notre Fédération.
Bien sûr, on m’opposera que la Communauté n’a pas de moyens. Deux réponses à cela : 1. J’ai parlé de priorités à revoir, donc d’une autre distribution de moyens ; 2. La lutte contre le gaspillage est ouverte, c’est vital.

A ce propos, un autre tabou, bien en place, celui-là, et depuis plus de 50 ans : l’étrange structuration de notre enseignement primaire et secondaire, qui nécessite une bonne connaissance de l’échiquier politique belge des années 50 pour être compris.
Différents réseaux se côtoient, ce qui est clairement identifié comme une source gigantesque de dépenses redondantes et inutiles. Il est donc bien évidemment tabou de se poser la question d’une meilleure utilisation des deniers publics en évitant cette dispersion entre réseaux résolument étanches et sans flexibilité mutuelle ni synergie même si, récemment, quelques initiatives remarquées commencent, disette oblige, à transgresser le tabou dans les faits.

L’enseignement supérieur en Communauté française se subdivise en deux grands groupes :
L’officiel et le libre. Dans l’officiel, l’enseignement de la Communauté française géré par celle-ci et l’enseignement subventionné non-confessionnel géré par les provinces ou les communes ou la Cocof. Dans le libre, l’enseignement libre subventionné non-confessionnel géré par des entités de droit privé, l’enseignement libre subventionné confessionnel géré par les diocèses, les congrégations religieuses ou des entités de droit privé et l’enseignement libre non-subventionné géré par des entités de droit privé.
La fragmentation peut donc se décliner en 2 entre officiel et libre, mais aussi en 3 entre communautaire, officiel subventionné et libre subventionné, ou encore en 4 entre communautaire, officiel subventionné, libre subventionné non-confessionnel et libre subventionné confessionnel.
Et quand je vous aurai dit que le « pacte scolaire », d’application depuis 1959 dans le fondamental, le primaire et le secondaire, n’est pas en vigueur dans le supérieur, vous aurez saisi toute la complexité du système éducatif belge francophone.

Dans un billet récent à la RTBF, le sénateur Pierre Galand disait ceci :
« Le système scolaire actuel, éclaté en réseaux multiples, est quasi intégralement financé par les budgets publics. Vivre avec l’argent public suppose une vision d’ensemble partagée, au niveau des objectifs, des moyens et des méthodes, des règles communes, une économie de moyens et un contrôle des résultats. Un tel projet se nourrit d’un climat de coopération et non de concurrence. Le seul projet qui corresponde à cette nécessité est celui d’un réseau d’enseignement solidaire, en un seul réseau public.
Doter l’école d’un statut unique la fera entrer dans une ère de saine gouvernance où chacun se verra attribuer un niveau de compétence. Au législateur d’arrêter les objectifs généraux, les moyens financiers, les règles de fonctionnement, les principes à respecter au nom de l’égalité. A l’équipe éducative de définir la méthode, les moyens de parvenir à ces buts, en fonction du type de population, des ressources locales, de la sensibilité de l’équipe et de l’évolution des connaissances en pédagogie moderne.
Arrêtons de jouer à Peppone et Don Camillo. Débarrassons-nous des vieux oripeaux du dualisme  » philosophico-religieux  » et joignons nos forces au service du droit à l’éducation. C’est ainsi que nous forgerons une jeunesse responsable, éveillée, solidaire, créative, autonome, apte à relever les extraordinaires défis qui se posent à nos sociétés.
Cet objectif nécessite un changement complet des mentalités. Montrons-en dès aujourd’hui l’exemple. »

Comment ne pas se rallier à cet appel et comment ne pas faire prévaloir le bon sens ? Certes, les enseignements libres se disent aujourd’hui affranchis des piliers idéologiques et ils défendent, comme le rappelait Etienne Florkin la semaine dernière, un modèle d’organisation de la société où règne une mobilisation citoyenne solidaire culturellement ancrée. Ils craignent une mainmise de l’Etat qui ferait disparaître ce bénévolat, cet état d’esprit d’appartenance et de participation active. On ne peut appeler à l’unification que dans le respect des spécificités, en veillant à une bonne coordination et un meilleur usage des moyens sans pour autant effacer les caractéristiques des uns et des autres et dans une coexistence plus efficace et bien comprise. C’est là le défi qui nous attend de pied ferme avec l’instauration, dans l’enseignement supérieur, des pôles que l’on nous annonce.
Car enfin, ce qui importe, c’est surtout de nous structurer vite et bien dans ce nouveau paysage, dans le respect des uns et des autres, avec le souci de préserver la diversité et d’encourager le contrôle conscient et prospectif de notre évolution.

Ceci nous mettra en position pour affronter les vrais dangers nous menacent par ailleurs… Citons-en cinq :

1. La démocratisation et la massification de l’enseignement supérieur, qui menace le modèle universitaire tel que nous le connaissons aujourd’hui et qui démontre clairement son inadéquation : nous devenons incapables d’assurer la qualité de l’enseignement dans ces conditions de surpopulation. Deux remèdes existent : le malthusianisme avec le contrôle des entrées et la sélection, ou la transformation profonde de l’approche et des moyens pédagogiques, avec cette difficulté supplémentaire qui réside dans la transition entre l’ancien système qui date du 19e siècle et n’a que peu évolué au 20e et le nouveau à créer de toutes pièces.

2. La compétition internationale avec le marché de l’étudiant, les ressources publiques en décroissance et la concurrence effrénée pour les autres sources de financement.

3. L’avènement des technologies numériques avec l’enseignement en ligne à distance avec les MOOCs (Massive On-line Open Courses) mais également sur campus, et la gestion du « blended learning », la formation mixte, etc.

4. La mobilité générale qui concerne les étudiants mais aussi les chercheurs et les enseignants, l’émergence des pays neufs (Chine, Inde et Asie du Sud-Est, Brésil…), le « branding » des universités internationales, la formation de consortiums internationaux autour d’universités-phares de haute réputation et de haut « ranking ».

5. Les relations avec les gouvernements et avec l’industrie en raison des sollicitations de collaboration venant des industriels mais aussi avec l’attirance de la carotte financière proposée par les gouvernements eux-mêmes (Plan Marshall wallon, etc) et qui constituent, si on n’y prend garde, un danger potentiel pour l’avenir de la recherche fondamentale, en raison d’une ingérence croissante dans la définition des objectifs de la recherche et une pression vers la rentabilité à court terme, comme on vient encore de le constater récemment dans le cadre des débats sur la gestion du FNRS, pourtant fleuron universellement reconnu et modèle international.

Tous ces dangers nous guettent, simultanément, et attirent notre vigilance sur tous les fronts à la fois.

La vision prospective des hommes en général et des universitaires en particulier doit leur permettre de présider à l’évolution de leur institution et de l’orienter dans le bon sens. Il y va de la survie des universités, qui tient maintenant uniquement à leur adaptation aux circonstances avec intelligence et vision d’avenir. L’immobilisme et la foi en nos principes traditionnels sont de mauvais guides et il est impératif pour nous, de nous situer par rapport à ces défis et de choisir nos options de progrès.
Sans quoi, la sélection naturelle ne manquera pas de faire sentir ses effets. Conduisons donc une évolution réfléchie et volontaire qui nous maintienne en harmonie avec notre environnement.

Pierre Dac, humoriste qui cachait ses qualités de philosophe à ses heures sous des dehors superficiels, formula un jour cette phrase digne d’être méditée : « le chaînon manquant entre le singe et l’homme, c’est nous ». Il indiquait par là que nous sommes seulement en route vers un idéal que nous n’atteindrons jamais nous-mêmes mais vers lequel nous devons tendre en permanence. Nous pouvons ainsi quelque peu orienter notre trajet vers l’homme idéal, encore à venir.

Il en va de même pour les universités. Pour paraphraser Pierre Dac, on peut dire que « entre la tour d’ivoire, hautaine et immobile, sûre d’elle-même et de sa pérennité, et l’université idéale et parfaitement adaptée à sa mission telle que nous la rêvons, le chaînon manquant c’est notre université d’aujourd’hui ». Nous devons donc faire en sorte qu’elle évolue dans la bonne direction, concevoir un projet pour elle et le réajuster constamment, et pour cela nous débarrasser de certains de ces préjugés qui nous ont été transmis pour regarder l’avenir d’un œil neuf.

C’est le vœu que je forme pour l’année qui commence et pour la prochaine décennie.