Discours prononcé au « Grand Liège », le 21 septembre 2006.

Le processus de Bologne et l’objectif de Lisbonne ont marqué profondément l’entrée des universités européennes au 21e siècle, dans un cadre complètement métamorphosé. Un des effets de ces réformes, beaucoup plus profondes qu’on ne l’imagine, fut l’ouverture des universités à la concurrence mondiale. Ce contexte était complètement nouveau et les universités ont dû s’y adapter très rapidement, sans toujours avoir le temps d’en mesurer les conséquences. Certes, elles étaient depuis longtemps habituées à une concurrence locale, au sein des pays ou régions.

Chez nous, cet effet s’était fait sentir depuis 1971, lorsque la loi nationale de financement des universités fit prendre en compte exclusivement le nombre d’étudiants pour calculer la subvention allouée à chaque institution. Il s’était aggravé, une vingtaine d’années plus tard, en raison de la fermeture de l’enveloppe de financement par la Communauté française de Belgique. Enfin, un décret de 2004 instaurait les crédits échangeables, très demandés par les universités elles-mêmes en vue de simplifier les mécanismes favorisant la mobilité des étudiants qui ont pu ainsi organiser leur parcours presque comme ils le voulaient.
Mais il fallait être conscients de la compétition implicite que cette mobilité allait provoquer entre les universités d’Europe, chacune voulant se montrer sous son jour le plus attractif aux étudiants venant de partout. C’est ainsi qu’on vit fleurir des classements d’universités en Europe, à l’instar de ceux que l’on voyait déjà forger l’opinion aux Etats Unis ou en Asie.
Bien sûr, ces classements pouvaient jouer un rôle émulateur, mais leurs effets pervers étaient la course à l’escalade dans le classement, l’excès de dépenses publicitaires et la surenchère de la chasse à l’étudiant.

Dans notre Communauté, on assista à des disputes tatillonnes sur les mètres carrés disponibles dans les salons d’étudiants et à un implacable « chacun pour soi » dans les salons à l’étranger.
Ce fut l’époque où il devint impérieux pour les universités de la Communauté française de Belgique de se fédérer. Certains recteurs en firent un cheval de bataille et lancèrent de nombreuses tentatives, freinées par la constitution d’Académies, entités inégales tentant de conférer une pseudo-égalité à des institutions très différentes en taille et en vocation.
On souffrait également d’un sévère clivage des réseaux et d’une solide réticence des pouvoirs organisateurs. Les choses traînèrent donc.

Il devenait évident qu’il fallait établir des consortiums internationaux, tout au moins frontaliers, entre universités. Toutefois, l’absence patente de moyens supplémentaires alloués aux universités afin de lancer ces actions constitua le premier véritable frein à ces initiatives, pourtant louables, et même indispensables car, dans la compétition internationale, plus aucune de nos universités ne pouvait arriver à soutenir la comparaison. On fut capable d’organiser des doctorats et 3e cycles en commun. Pour Liège, ce fut le cas avec Maastricht, Aix-la-Chapelle, Luxembourg, Metz, Nancy. Par contre, pour les seconds cycles, l’histoire fut bien différente. L’absence de subventions significatives fut désastreuse et étouffa dans l’œuf toute une série de programmes pourtant fort intéressant et novateurs, car ils rassemblaient des expertises variées et complémentaires. L’échec des demandes de subsides européens pour des programmes eurégionaux de formation fut catastrophique: ces initiatives ne dégageaient pas assez d’impact économique direct et furent rapidement interrompues au profit de programmes de développement apparemment plus « rentables », malheureusement souvent réduits, dans la réalité, à des recensements d’activités commerciales dans des banques de données.

Le financement par la Communauté française de Belgique, longtemps immobilisé, bénéficia d’une augmentation annuelle constante, mais limitée à 2% l’an, elle resta bien en dessous de l’augmentation des coûts.
Les bâtiment universitaires vieillissaient, leur entretien nécessitait, pour l’ULg en particulier, environ dix millions d’euro par an, au bas mot, et on disposait d’à peine cinq fois moins.

Des solutions de remplacement existaient, depuis longtemps, mais n’avaient jamais été exploitées avec une telle frénésie auparavant: les prestations pour l’extérieur. Une activité intense en ce domaine se développa rapidement, sans aucune commune mesure avec ce qui s’était fait jusque là, dans un incroyable désordre, éloignant la plupart des chercheurs de la recherche fondamentale et transformant beaucoup de laboratoires universitaires en boutiques. Les procès s’accumulèrent: concurrence déloyale, casse des prix, absence de TVA. La maigreur des ressources poussait les universitaires, même ceux dont ce n’était vraiment pas la vocation, à se lancer dans des aventures pour lesquelles ils n’étaient pas nécessairement doués: la création d’entreprises, par exemple, la gestion de budgets commerciaux.

L’interface Entreprises-Université et ses satellites connurent des difficultés financières, le Fonds Social Européen s’éteignant, l’objectif 2 s’arrêtant: les constructions efficaces de l’ULg en matière d’encadrement à la création d’entreprises se virent contraintes à cesser leurs activités. Il y eut bien sûr une tentative de reprise par l’Université. Mais les coûts étaient trop élevés, pesant sur l’administration de la recherche qui n’eut plus assez de temps et de ressources pour s’occuper des projets de recherche fondamentale.

La productivité en Recherche Fondamentale s’effondra de manière effrayante, les articles des chercheurs n’arrivaient plus à se frayer un chemin vers les grandes revues et les grands journaux internationaux. Les standards de nomination de professeurs diminuèrent en conséquence, il fallait bien subvenir aux besoins de l’enseignement, on admit même qu’ils n’eussent pas de doctorat, dans des cas de plus en plus nombreux. La réputation de l’ULg se mit à décliner irrémédiablement dans les sondages.

A Liège, cette faiblesse grandissante de l’Université dans les domaines de recherche entraîna une diminution significative de l’organisation de congrès scientifiques. On passa de 350 réunions d’envergure nationale ou internationale par an à moins de 100 et les grands évènements scientifiques hébergés en ville, peuplant les hôtels et louant des salles de congrès, tombèrent à 4 ou 5.

La fréquentation estudiantine universitaire diminua également, redescendant à 12.000 environ dans un premier temps. De nombreuses orientations durent être abandonnées, faute d’étudiants. Tout se rassembla dans les universités bruxello-brabançonnes. On essaya de sauver les premiers cycles. Dans cet effort, des alliances furent scellées avec les hautes écoles. Ce fut une solution intéressante, mais provisoire. La crainte des hautes écoles de se voir absorber et celle de leurs pouvoirs organisateurs de perdre leur raison d’être entraîna une frilosité qui ralentit de manière catastrophique les négociations en vue d’associations étroites et réellement opérationnelles. Pendant ce temps, une autre grande Université, qui avait conclu un accord, certes non exclusif, avec les hautes écoles affichant la même confession, prit tout le monde de vitesse et créa un pôle de formation très large, regroupant significativement plus de 50% des étudiants de l’enseignement supérieur. Elle développa des formules de coexistence parallèle des formations universitaires et non universitaires assorties de passerelles innombrables, donnant à cet ensemble une attractivité qui amena rapidement la population estudiantine du pôle à 60%, de Tournai à Eupen et de Bruxelles à Virton. Le Pôle Mosan, resté au stade d’un remarquable concept, demeura dans les cartons et ne se concrétisa jamais vraiment.

La Faculté de Médecine de l’ULg n’étant plus aux normes, on reconcentra la formation au centre du pays. Le CHU perdit ainsi son U. Sa situation géographique très difficile (isolé qu’il était dans le domaine du Sart Tilman) lui coûtait trop cher. L’attractivité de son statut universitaire disparut donc et il devint financièrement ingérable. La nature des bâtiments, l’isolement géographique, l’absence d’étudiants en formation eurent raison de ses derniers efforts de survie.
Seul le problème des parkings se résolut fort efficacement de lui-même.
On ferma.
Dans son sillage, l’Hôpital du Sart Tilman entraîna ses satellites, les Bruyères et Esneux, qui tentèrent de retrouver une vocation locale indépendante mais qui ne purent tenir longtemps. Toute la région perdit ainsi son réseau hospitalier universitaire, puis son réseau hospitalier tout court.

Cette disparition, accélérée par quelques décrets rationalisant les technologies médicales avancées, fit curieusement l’objet d’une comparaison, par les responsables politiques de l’époque, à celle des tramways vicinaux un siècle plus tôt. Le but était évidemment de rassurer les populations sur le caractère non indispensable des établissements de soins de proximité. L’hôpital de la Citadelle, dans un premier temps, souffrit beaucoup moins de ce désastre, bien que ses lits universitaires eussent perdu ce label. Au contraire, au début, l’effet rebond fut tel qu’il prospéra très rapidement mais il fut sans tarder victime de son succès. Un engorgement de ses salles, de ses chambres et de ses parkings créa un véritable capharnaüm dans le quartier et sur les voies d’accès, véritable pagaille qui n’est pas encore résolue aujourd’hui. En effet, si l’Hôpital régional vit sa clientèle augmenter, cela ne s’accompagna pas d’un accroissement proportionnel des recettes, en raison du niveau de vie général en net déclin dans la région liégeoise.

Un espoir s’est cependant fait jour: le TGV qui relie depuis quelques décennies Liège et Bruxelles et qui n’a pas vraiment pris son envol en raison de la concurrence du Paris-Strasbourg-Francfort dont la construction sur sol allemand fut nettement plus aisée qu’au départ de Liège, permet aujourd’hui d’espérer que Liège devienne une cité-dortoir d’où Bruxelles, complètement étouffée par son trafic routier inextricable, est plus rapidement desservie qu’au départ du Brabant wallon lui-même. Ceci pourrait, un peu tristement, donner à Liège un coup de fouet de renouveau économique dans les années 30 qui commencent, pour autant que la proportion de navetteurs fortunés soit significative.

Mais revenons aux années dix.
Les grandes structures de recherche périclitent: après un démarrage fulgurant dans l’enthousiasme général, le GIGA, génopôle fleuron de Liège et de son université, vivote grâce à quelques crédits épars. Le regroupement de 300 personnes sur un même site, avec des technologies onéreuses mais partagées, a fait sentir ses effets bénéfiques plus longtemps que dans le reste de l’Université. Toutefois, son essor et même sa survie reposaient très concrètement sur la synergie du centre de recherche universitaire qui le sous-tendait et de l’énorme machine technico-commerciale qui devait alimenter l’ensemble en contrats de recherche, de développement et de business, ainsi que sur la synergie avec la Faculté de Médecine et l’hôpital universitaire. Les responsables avaient bien essayé d’alerter les forces vives locales sur la nécessité d’attirer par tous les moyens possibles de grandes entreprises de type « pharma », dont certaines voulaient décentraliser leurs sites de développement et de production dans des domaines nouveaux de la pharmacie, à savoir précisément dans les domaines couverts par les nouvelles biotechnologies moléculaires. Mais, faute de concertation et de mise en avant d’incitants financiers, fiscaux, immobiliers spécifiques et concurrentiels, aucune de ces entreprises ne franchit le pas de s’installer dans les grandes zones de reconversion locales.

Cette absence de « big pharma », liée à un manque de compréhension des enjeux eut un effet délétère sur le GIGA et le conduisit à sa perte. Un effort tout particulier visant à lancer certaines des initiatives de ce vaste concept, telles que la création d’un incubateur d’entreprises nouvelles en Biotech se soldèrent par un échec cuisant: les forces locales accordèrent, comme aide maximale, leur confiance, leur appui et leur recommandation auprès de la Région Wallonne pour le dégagement de subsides dans le 4e plan Marshall, mais la parité de développement sous-régional érigée en principe absolu exigeait la stricte répartition des aides sur les différents bassins de reconversion. La part liégeoise fut insuffisante pour le réel décollage de la trentaine d’entreprises créées, et la part allouée aux autres régions ne permit guère plus de sauver les quatre spin-offs des autres bassins.
Finalement, la tour GIGA, inaugurée en grandes pompes à la fin 2006, dût être abandonnée.

La situation géographique du Sart Tilman est remarquable. On aurait donc pu penser que la revente des bâtiments de l’Université aurait généré beaucoup de moyens, mais hélas, ils étaient tous dans un état d’entretien médiocre, trop vastes, leur conception et leur construction dataient de la fin du siècle précédent, donc très anciennes, et les plus récents avaient été construits avec des moyens très largement rabotés : leur durée de vie était donc très limitée. Quelques entreprises s’intéressèrent au rachat, mais sans y insister longtemps en raison de la difficulté de reconversion pour des activités industrielles. La formation en Chimie s’étant exilée à Mons et la Physique à Bruxelles, une compagnie d’assurance prospère décida de réaffecter l’Institut de Chimie pour y installer ses bureaux « au vert ». L’Institut de Physique, juste à côté, fut transformé en hôtel de luxe, fort judicieusement nommé « Archimède » en souvenir de son affectation précédente, et il jouit encore aujourd’hui d’un certain succès en raison de sa situation, mais l’éloignement de la ville en fait une sorte de Balmoral au charme vieillissant, bien au calme sur la colline boisée dont quelques amoureux de la nature ont fait leur lieu favori de promenade. L’hôtel Archimède convient peu pour les hommes d’affaires qui logent plutôt en ville. De toute façon, le nombre de chambres en ville est redevenu largement suffisant en raison d’un effondrement significatif du secteur. La ville s’est reconvertie en site touristique, ses musées fonctionnent encore bien et se sont enrichis des collections universitaires qui firent l’objet d’une vente très controversée par l’ULg.

Il arriva alors à l’Université de Liège ce que tout le monde pensait impossible: elle mourut asphyxiée par le déséquilibre entre sa taille et ses moyens. Son sens du service public l’avait entraînée trop loin dans l’ouverture aux étudiants et dans les services à leur offrir. Sa direction n’avait pas su prendre les décisions ni faire les choix indispensables au bon moment, quand il était encore temps de se concentrer sur le développement de priorités institutionnelles. La maigreur du minerval maintenu égal pour toutes les couches de population, l’insuffisance de la subvention en enveloppe fermée, l’accroissement des coûts d’entretien de ses bâtiments, mais surtout les nombreuses opportunités manquées par défaut de serrage des rangs des liégeois autour d’elle, eurent raison de ses derniers soubresauts. L’Université était morte, l’impensable s’était produit, et les effets allaient seulement se faire sentir.

Le Centre spatial liégeois, autre fleuron de l’ULg à l’époque, survécut quelque peu. La décision y fut prise de le rendre autonome et de lui donner un statut juridique propre lorsqu’il fut clair que l’ULg, dont il faisait partie jusque-là, risquait de l’entraîner dans sa perte. Mais un ensemble de décisions prises à des niveaux que l’Université ne contrôlait pas du tout et liés au principe de subsidiarité des états dans l’Union européenne, mirent fin aux financements qui avaient fait les beaux jours de CSL et qui étaient, pour l’essentiel, originaires de l’Agence Spatiale Européenne. Très rapidement, le nombre d’employés de haut niveau de CSL chuta dramatiquement pour rester en phase avec le chiffre d’affaires, au point de mettre le Centre en état virtuel de faillite. La fermeture du Centre fut un événement médiatique sans précédent, elle créa une émotion bien plus retentissante en région liégeoise que tous les autres évènements dramatiques des dernières années.

Même la fermeture du bâtiment central de la place du 20 Août fit moins de bruit. Pourtant, le dernier recteur, bien marri de l’être, donna beaucoup de retentissement à son dernier acte en tant que tel. Il sortit à reculons, vêtu de sa toge, orné de son hermine rectorale et de ses décorations et ferma la porte principale avec un gros trousseau de clés devant une meute de journalistes et de caméras, avant de donner l’accolade à ses directeurs d’administration en pleurs et aux deux seuls doyens restant encore en fonction. Il embrassa sa secrétaire et serra la main de son chauffeur à qui il remit un formulaire C4 en bonne et due forme et se mit lui-même au volant pour ramener sa voiture à la société de leasing. Un départ plein de pathos, qui fit plutôt sourire, mais dont le ridicule ne parvint pas à couvrir la tristesse profonde du public liégeois. Car au fond, chacun ressentait confusément qu’une ère nouvelle s’ouvrait, mais que tout portait à croire qu’elle ne serait jamais plus la même et qu’en perdant son Université, Liège perdait son bien le plus précieux, pour elle-même, pour ses enfants et pour les générations futures.

Certes, tout le monde avait été bien convaincu que l’Université était indestructible et qu’elle existerait toujours, quoi qu’il arrive, avec la confiance inébranlable d’une Marie-Antoinette. La réalité de l’acte, pourtant symbolique, du recteur qui s’était surnommé lui-même, depuis quelques mois, le recteur Oméga, indiquant ainsi qu’il savait être le dernier de la lignée commencée plus de deux siècles plus tôt, cette réalité sauta alors comme une évidence aux yeux des liégeois, qui prirent enfin pleinement conscience de la gravité de ce moment historique.

Pendant des semaines, Liège eut la gueule de bois. Tout le monde était sonné. Même les gens qui, jusque là, étaient indifférents à l’Université. Une sorte de sentiment diffus de culpabilité se saisit de la population, quels que fussent son statut social et ses affinités.
Jamais, depuis la lente destruction de la cathédrale St Lambert (qui dura un demi-siècle), un tel sentiment de fatalité irréparable n’avait frappé la population avec autant de force. Pourtant, ce n’était pas vraiment d’une absence physique qu’il s’agissait. La majorité des bâtiments universitaires étaient au Sart Tilman et on ne les voyait pas tous les jours. Chacun savait que le « quadrilatère » du 20 Août ne resterait pas longtemps portes closes, qu’il serait repris par la Province pour y installer la bibliothèque des Chiroux qui venait de subir de gros dégâts avec l’effondrement d’un toit plat. Les lieux seraient donc bientôt remis en service et livrés à la population liégeoise dans un but culturel de qualité. Le bâtiment de HEC rue Louvrex venait d’être racheté par une banque qui en fit son agence de prestige et ceux de la rue St Gilles devinrent son immeuble de réception.
Non, ce n’était pas que la disparition de l’Université se vît, mais elle se ressentait profondément, et cela faisait mal.

Leur spécificité avait permis aux vétérinaires de survivre plus longtemps que les autres à Liège. Devenue Ecole Supérieure Vétérinaire de la Communauté française depuis qu’elle n’était plus attachée à une université, elle avait joui d’un certain succès, la vocation n’étant pas rare chez les jeunes. En effet, ces dernières décennies, l’engouement des jeunes pour les animaux de compagnie et pour leur défense s’était considérablement développé et ils étaient très nombreux à vouloir faire ce métier. La disparition de la Botanique à l’Ulg, qui intervint très tôt dans les efforts de restructuration en raison du faible nombre d’étudiants, libéra un vaste bâtiment qui convenait fort bien comme bureaux et laboratoires pour l’Ecole vétérinaire, située à deux pas et à l’étroit dans son charmant village-rue. Une belle réfection des bâtiments du complexe vétérinaire venait d’avoir lieu avec les produits de la vente des autres immeubles en ville et au Sart Tilman. Ainsi, curieusement, mais c’était logique puisque Liège en avait le monopole, la Médecine vétérinaire continuait à s’agrandir alors que tout le reste de l’Institution rétrécissait à vue d’œil et disparaissait.

Mais hélas, l’Ecole vétérinaire finit par succomber également à une vague de rationalisation essentiellement pilotée par des intérêts de développement local. Une très vaste zone agraire située dans la région comprise entre Namur, Charleroi et Louvain-la-Neuve fut rachetée par un fonds privé. Celui-ci avait considérablement grandi en raison de l’émotion créée par les malheurs de l’ULg auprès de nombreux supporters d’une autre grande université, plus proche du centre de gravité de notre Communauté et en outre presque voisine de l’ancienne capitale de l’ex-Belgique. Une alliance s’était en outre scellée entre les deux grandes institutions du centre du Pays, malgré l’apparente incompatibilité de leurs principes philosophiques fondateurs respectifs. Liège fut exclue de cette alliance faute d’avoir pris à temps des positions déterminées et fait des choix, négocié des échanges, et tout cela en raison de la frilosité des universitaires eux-mêmes, obnubilés qu’ils étaient par la nécessité auto-imposée de garder envers et contre tout le caractère complet de leur Institution. Cette alliance-même qui visait à occuper un espace brabançon prospère et à se positionner en Hainaut pour bénéficier des reliquats d’aides structurelles, permit l’installation de toutes pièces d’une Faculté Interuniversitaire de Médecine Vétérinaire et de la renforcer par l’agronomie de Gembloux, orpheline de son Académie et qui n’eut d’autre choix que de fusionner avec les facultés d’agronomie de Louvain et de Bruxelles.
Le dernier bastion universitaire liégeois était tombé.

L’échec des négociations avec le Gouvernement pour abolir la compétition entre universités n’est pas étranger à cet effondrement. Il fut impossible de développer des initiatives de synergie et de travail en commun dans une atmosphère aussi concurrentielle, où chaque étudiant gagné faisait perdre aux autres universités des moyens au sein de l’enveloppe fermée.
Le refus du Gouvernement de refinancer significativement l’enveloppe, faute de moyens bien sûr, fut aussi fatal à l’esprit de coopération naissant entre les institutions. Mais « faute de moyens » traduisait en fait un manque de détermination gouvernementale à considérer la formation universitaire et la recherche-innovation comme une priorité absolue. Dans ces conditions, on ne constata que la formation d’alliances asymétriques et absorbantes. L’ULg refusant de se laisser absorber par quiconque, resta ainsi seule de son côté, complètement marginalisée. Son manque chronique de moyens ne lui permit pas de développer une attractivité pour les chercheurs et enseignants étrangers, condition pourtant essentielle à sa qualité, ni une stratégie d’alliance avec les universités des pays voisins, les coûts réels de la mobilité ayant toujours été sous-estimés.

Les effets sur la ville de la disparition de l’Université ne furent pas immédiats. Certes, il s’en était fait sentir tout au long de son déclin et déjà, lors des festivités un peu tristes du bicentenaire de l’ULg, en octobre 17, plusieurs intervenants, dont le Bourgmestre et le Gouverneur, ainsi que plusieurs ministres liégeois, en avaient évoqué des symptômes. Il faut dire qu’à ce moment, le renoncement aux départements de Philologie classique et orientale était passé relativement inaperçu, malgré la sortie très remarquée de l’ancien recteur Bodson, toujours bon pied bon œil à 85 ans, qui avait prédit que la Classique serait le bout de laine apparemment insignifiant par lequel tout le tissu universitaire se détricoterait bientôt. Mais cependant, personne ne pouvait ignorer l’ampleur de la catastrophe toute récente que constituait la fermeture de la faculté des Sciences appliquées. Ça avait été une surprise. L’importance d’une école d’ingénieurs dans une région industrielle en redéploiement semblait évidente aux yeux de chacun. Dire que sa disparition fut un coup de tonnerre dans un ciel bleu serait exagéré. Le désintérêt des jeunes pour les études d’ingénieur préoccupait les responsables universitaires depuis au moins deux décennies, sinon plus. Mais le décret de mars 17, visant à restructurer les facultés de Sciences appliquées de la Communauté française de Belgique afin de rééquilibrer les dépenses par rapport au nombre d’étudiants et créant une seule faculté d’Ingéniérie en Belgique Francophone, à Mons, rappela durement à chacun la gravité de la situation. On se mordit les doigts de ne pas avoir trouvé le moyen de ramener les jeunes vers les sciences et les techniques, de ne pas avoir réussi à leur faire miroiter les immenses débouchés de cette formation, d’avoir à prendre des mesures de rationalisation, alors que les besoins d’expansion étaient criants. Ce jour-là, le décalage entre la réponse objective mais simpliste à l’évolution de la population étudiante chez les ingénieurs et les moyens qu’on aurait dû mettre en œuvre pour éviter cette désaffection fut manifeste, mais il était trop tard. On venait de manquer l’occasion de recadrer notre région liégeoise dans ce qui a toujours constitué sa spécificité: la technicité et le savoir-faire technique. Plus largement, on venait de manquer, au niveau communautaire, le train de la technologie. On allait s’en mordre les doigts.

En effet, dans les années qui suivirent, on ressentit cruellement la disparition des 350 congrès et colloques organisés annuellement par l’ULg et, en particulier l’absence des 12.000 congressistes non-liégeois hébergés dans les hôtels de la ville tout au long de l’année, sans compter les 5.000 qu’attiraient les réunions spécifiques du CHU.

A côté de l’hôtellerie et de la restauration, dans laquelle il fallut inclure plus d’un million d’euros de manque à gagner pour les traiteurs locaux, on constata que plus de 200 personnes furent mises au chômage dans le secteur du nettoyage, des déménagements, de l’entretien de bâtiments, du chauffage, du jardinage et du gardiennage même si quelques-unes retrouvèrent des emplois dans leur spécialité.

Le manque à gagner fut également sévère pour toutes ces firmes : 5 millions d’euro par an pour l’entretien et la réparation du parc immobilier, 16 millions par an pour la construction et le parachèvement de nouveaux bâtiments universitaires d’enseignement et de recherche. Au total, le vide ressenti pouvait s’objectiver à environ 65 millions d’euro par an de contrats directs avec des tiers dont une bonne part était régionale.

Peut-on raisonnablement affirmer aujourd’hui qu’il n’y a pas de lien manifeste entre la disparition, au début des années 20, de la Faculté de Droit et la décision à peine plus récente du Ministère Wallon de la Justice de transférer à Namur le siège de la Cour d’Appel ? Sans parler des autres Cours de justice qui ont rapidement suivi. Le dépeuplement liégeois consécutif à ces saignées fut immense. Ajoutons-y les entreprises industrielles et de service qui vivaient directement ou indirectement de la présence de l’Université , de ses 4.000 employés, de ses 17.000 étudiants (dont seule une petite partie se réorienta vers les hautes écoles mais dont l’essentiel, plus de 12.000, se dirigèrent vers les universités survivantes au centre du pays), les entreprises spin-off (plus d’une centaine en 2010, dont une cinquantaine ont périclité suite à la disparition de l’ULg, les autres s’étant transplantées dans le Brabant et le Namurois) et, comme je viens de le souligner, tout le tissu de fournisseurs et de sous-traitants dont le sort était directement lié à celui de l’Alma Mater. On réalise alors pourquoi, aujourd’hui, la ville et ses banlieues sont dans un état aussi indescriptible rappelant douloureusement les grandes villes faméliques d’Europe de l’Est à la fin de l’époque soviétique au siècle dernier. Se promener aujourd’hui dans Liège, c’est un peu comme déambuler à Belgrade il y a cinquante ans, c’est-à-dire dans les années 80.

La mort de l’Université a inexorablement entraîné avec elle l’agonie de la ville et de ses environs.

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Je relève la tête de la feuille blanche sur laquelle je m’étais endormi et où je devais, en principe, consigner les notes de mon exposé pour le Grand Liège du 20 septembre 2006…
Bien sûr, nous ne sommes pas en 2032 et rien de tout cela ne s’est produit. La ville est là, charmante, vous êtes tous ici et nous avons d’excellentes chances d’éviter un tel désastre!

Mais ce cauchemar, si on y réfléchit bien, a cette caractéristique que rien n’y est invraisemblable. Tous les événements que je vous ai racontés pourraient parfaitement avoir lieu. Aucun d’entre eux n’est improbable, chacun est tout à fait plausible.
Et c’est bien cela qui est effrayant. Au cours de ce petit jeu, je me suis employé à élaborer une histoire dont chaque événement-clé ne pourrait entraîner à lui seul un cataclysme d’aussi grande envergure mais mon histoire tient par le fait que la somme de ces incidents successifs, s’ils venaient à s’additionner, entraînerait une véritable apocalypse pour Liège et sa région.

Heureusement, il existe aussi un autre scénario. C’est celui d’une université qui sait faire ses choix. Qui décide de ses grandes options, de ce qu’elle veut être. Une grande enquête auprès des 20.000 membres de l’ULg, professeurs, chercheurs, administratifs, techniciens et étudiants, étendue aux 60.000 anciens et amis vivant en Belgique et partout dans le monde, va être lancée. Il sera simple pour chacun d’y répondre en ligne, dans quelques jours. Vous y êtes tous invités.
• C’est le scénario d’une université qui se préoccupe de la santé et du bien-être de ses membres, qui veut jouer un rôle actif dans la vie culturelle de sa ville avec sa participation aux Grandes Conférences Liégeoises, ses musées et galeries d’exposition, ses collections artistiques, son Embarcadère du Savoir, sa chorale, son orchestre de musique instrumentale, son théâtre universitaire, son ciné-club.
• C’est le scénario d’une université qui crée des alliances efficaces avec ses voisines, en Belgique et dans les pays limitrophes, ainsi que dans toute l’Europe et sur tous les continents.
• C’est le scénario d’une université qui crée de grands centres de recherche, délibérément tournés vers l’extérieur, cultivant l’excellence internationale et ouverte aux applications à vocation de développement économique.
• C’est le scénario d’une université qui a su créer, en quelques années, 80 sociétés essaimées (spin-off) dont près de 70 sont actives.
• C’est le scénario d’une université qui a largement contribué à l’implantation de 67 entreprises sur le seul Parc Scientifique du Sart Tilman, dont l’existence n’aurait de sens ni d’attrait particulier sans la proximité immédiate des centres de recherche universitaires, et qui emploie 1.420 personnes qualifiées.
• C’est le scénario d’une université qui a su prendre les dispositions nécessaires pour assurer l’accueil de 17 entreprises sur son campus, portant à 31 les spin-off sur la colline du Sart-Tilman, soit un bon millier d’emplois directement générés par elle et plus de 150 millions de chiffre d’affaires annuel en 2005.
• C’est le scénario d’une université qui a rassemblé, près 10.000 emplois directs chez elle et autour d’elle.

Il est relativement simple d’éviter un scénario pessimiste et de s’engager résolument dans une vision optimiste, mais à au moins cinq conditions.

La première condition indispensable, et je sais qu’elle est à notre portée, sinon vous ne seriez pas ici ce soir, est que les liégeois soient attachés à leur université. Mais pas attachés par une vieille fibre sentimentale confuse et vague, attachés par un sentiment fort de soutien collectif à une institution comme beaucoup de villes dans le monde aimeraient en avoir. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, l’Université est et restera toujours un atout majeur pour la région liégeoise. Même si elle a des ambitions plus larges, l’Université restera toujours un pilier essentiel d’une ville qui veut tenir son rang sur la scène régionale, nationale et internationale.

La deuxième condition est, pour le citoyen liégeois, de prendre une part active aux évolutions de l’Université et de soutenir par tous les moyens ses initiatives, à quelque niveau qu’il se situe.

La troisième est de lui accorder un soutien politique, de faciliter ses initiatives et d’apprendre à jouer avec elle les grandes parties de poker qu’elle doit entamer aujourd’hui. De ne pas se contenter d’un support verbal, d’encouragements chaleureux et de compliments convenus.

La quatrième est d’adhérer au Réseau-ULg, l’association des Amis qui a renouvelé ses cadres , ses initiatives et ses méthodes, le look de son magazine et la philosophie générale de ses actions.

La cinquième est de soutenir financièrement PromULg, la fondation de promotion de l’Université de Liège, créée il y a moins d’un an pour accueillir des dons et des legs, et dont la gestion dynamique permettra de dégager des moyens fort utiles pour améliorer la qualité de l’enseignement, de la recherche ainsi que des services que l’Université rend à la communauté à laquelle elle appartient, en premier lieu la communauté liégeoise. Les moyens de PromULg seront également utilisés pour apporter un soutien aux étudiants méritants en difficulté sociale. Investir dans PromULg, c’est investir dans l’ULg, c’est contribuer à son maintien, à son essor, à sa grandeur et l’ULg saura vous le rendre en jouant son rôle indispensable dans son environnement.

Ne laissez pas le scénario catastrophe se réaliser à Liège, soutenez activement votre Université.

Tout ce que je dis ici semble probablement être l’évidence même pour beaucoup d’entre vous. Mais cela ne va pas nécessairement sans dire. Savez-vous que, dans un rapport intitulé Projet de Ville 2003-2010, pas si ancien donc, 3 ou 4 ans seulement, il n’est fait aucune allusion à l’Université dans la liste de ce que la Ville considère elle-même comme ses atouts ? Ni dans la liste de ce qu’elle pense être à la base de son image de marque ? Dans ce volumineux dossier, par ailleurs fort intéressant, on ne voit mentionner l’Université qu’une seule fois, au 9e point du « développement des partenariats avec les autres niveaux de pouvoir ou institutions », logée entre la Province et le Port Autonome, au rang « des manifestations et de l’intégration des circuits touristiques ». C’est la seule fois… Pas de mention non plus lorsqu’il s’agit de « faire accompagner les missions économiques wallonnes par des acteurs culturels liégeois afin de les valoriser » !
Contrairement à ce qu’on peut prétendre, l’Université ne vient donc pas toujours immédiatement à l’esprit des liégeois lorsqu’ils décrivent leurs atouts et l’inventaire du potentiel régional dans un projet de ville à terme.

Il faut que les liégeois aiment leur université.
Il faut que les liégeois aiment leur université, pas en tant que présence confortable, rassurante et inamovible, mais comme si on allait la leur retirer demain.
Il faut que les liégeois aiment leur université non pas pour elle, mais pour eux-mêmes.
Il faut que les liégeois aiment leur université parce qu’ils se rendent vraiment compte que sans elle, ils ne sont plus grand chose, que sans elle, beaucoup de structures, d’institutions, de commerces, d’industries, de bureaux d’études, d’architectes, d’entrepreneurs connaîtraient des difficultés gigantesques, voire même disparaîtraient.
Il faut que les liégeois aiment leur université parce qu’ils réalisent qu’elle assure à la ville et à sa région une vie et une activité énorme, mais également un potentiel de développement et d’innovation incomparable.
Il faut que les liégeois aiment leur université parce qu’elle donne à Liège un statut encore incontesté de ville universitaire et que partout dans le monde, ce statut est désiré, jalousé, choyé.
Mais il ne faut pas que les liégeois n’aiment leur université que d’un amour passif, contemplatif, admiratif. Il faut qu’ils l’aiment d’un amour protecteur, qu’ils la défendent, chacun à sa manière, chacun avec ses moyens, qu’ils soient financiers, médiatiques ou politiques.

Notre université, dont beaucoup d’entre vous sont issus, dont la plupart d’entre vous sont proches, a besoin d’un soutien régional fort, qui lui évite de tomber dans les pièges que j’ai décrits tout à l’heure.
Ce sont les liégeois qui défendront leur université, pas les autres.
Ce sont les liégeois qui souffriraient de son absence, pas les autres.
Nos sorts sont liés. Tenons-nous fermement ensemble, nous y avons tous le même intérêt.

Vive l’Université de Liège! Vive Liège!