Entreprises


Comme à son habitude depuis deux ans, le Roi emmène une délégation académique aux côtés de la délégation économique traditionnelle, lors de ses déplacements en visite d’Etat. C’est un principe nouveau que nous interprétons comme la prise de conscience par le Souverain et le Palais du fait que les universités valent bien qu’on les montre fièrement, tout autant que le secteur économique. Ceci implique des rencontres entre recteurs ainsi que des séminaires mixtes entre académiques des deux pays. Après la Chine en 2005, la Lituanie en 2006, ce fut le tour de la Lettonie en 2007 et, en début de cette semaine, l’Irlande.

On ne peut qu’être frappé par l’essor économique et universitaire de l’Irlande, sous le thème porteur du « Celtic Tiger » (en irlandais: Tíogar Ceilteach), nom donné à la période de croissance économique rapide qu’a connue cette République depuis le milieu des années ’90. Cette explosion a amené un des pays les plus pauvres d’Europe au meilleur niveau. L’explication de cette réussite n’est pas simple, mais elle repose de toute évidence en bonne partie sur une politique volontariste de soutien à l’économie par des mesures fiscales radicales (un taux de taxation des entreprises descendu jusqu’à 10%, soit 4 à 6 fois inférieur à celui des autres pays européens), un frein sur les dépenses publiques et une solidarité européenne exemplaire allant jusqu’à un transfert financier des pays plus riches comme la France et l’Allemagne. L’effet immédiat fut l’implantation de grandes industries multinationales en Irlande, en particulier dans le domaine des technologies de l’information et de la communication dont elle s’est fait une spécialité. L’éducation anglophone des jeunes favorisait évidemment l’implantation de sociétés américaines préférentiellement à d’autres pays comme le Portugal ou la Grèce. Cet essor a maintenant permis de reprendre très activement des efforts sur les infrastructures. L’explosion du secteur de la construction est manifeste lorsqu’on circule dans Dublin et sa zone économique portuaire.
Après les évènements du 11 septembre 2001, l’effort a connu un déclin temporaire, mais fut rapidement relancé par le « Celtic Tiger 2″.
Mais ce qui est aussi impressionnant, c’est l’investissement consenti durant cette période et encore aujourd’hui au profit de l’Enseignement (du primaire au supérieur) et la Recherche. La « Science Foundation Ireland » attire les plus grands laboratoires de recherche privés et, logiquement, un personnel immigrant hautement qualifié. En outre, fortement subsidiée, elle a entrepris de créer de vastes instituts universitaires de recherche regroupant ce qu’il y a de meilleur en Irlande et à l’étranger.

Nos délégations n’ont pas manqué d’être profondément impressionnées par cette détermination. En clôture de la visite, le CEO de la société multinationale belge UCB, implantée à Shannon, a organisé un débat sur cet aspect du « boom » irlandais et lancé un appel immédiatement approuvé et relayé par les recteurs et les chefs d’entreprise présents, visant à la création d’une table ronde permanente au niveau fédéral, sous l’égide du Premier Ministre. Son rôle serait de proposer à nos divers gouvernements des actions concrètes en matière d’enseignement et de formation continue, ainsi que de recherche et de développement. Dans le but de hisser la Belgique au plus haut niveau international dans ces domaines et, par conséquent, sur le plan économique et culturel. Conscients que nous en avons très largement le potentiel, nous avons tous répondu « présent » à cette proposition et on peut espérer que cette volonté commune aura un impact sur l’avenir du pays et aidera à promouvoir un véritable « Belgian Tiger ».

Une étude réalisée par des chercheurs du centre de recherche PME de HEC-ULg révèle que les spin-off universitaires wallonnes manquent de souffle et que, si elle sont nombreuses, à Liège en particulier, elles ne manifestent que beaucoup trop rarement l’audace qui fait les croissances rapides et importantes. La presse s’est emparée du sujet, chaque journaliste y ajoutant son interprétation, allant parfois bien au-delà des conclusions de l’étude elle-même, voire à l’opposé des données objectives elles-mêmes (L’Echo, P.3 le 2 mai; Le Soir, p.26 et Vers l’Avenir, p.8 le 3 mai; Trends/Tendances, pp.14-15 le 10 mai; La Libre Belgique, p.23 le 22 mai).

Trop de spin-off?
Qu’en est-il, en particulier à Liège, où l’Université s’est impliquée résolument dans ce processus? En effet, depuis 1981, l’ULg est à la base de la création de 82 entreprises de tous calibres, dont 62 sont actives actuellement. En 1999, nous avons mis en place un système d’accompagnement à la création des spin-off, et depuis lors, 45 nouvelles entreprises ont créé 205 emplois à Liège: sont-ce des emplois superflus? sont-ce, comme le suggère le rapport, des emplois de substitution pour universitaires frustrés en mal de carrière académique? D’une part, l’affirmer serait faire injure aux entrepreneurs qui se sont lancés dans l’aventure et à tous ceux qui construisent ces entreprises de demain. D’autre part, il n’existe pas d’emplois inutiles.

Une croissance trop lente?
Eurogentec, une des success stories liégeoises, qui occupe environ 300 personnes ici, mais aussi en Asie et en Amérique, a fêté ses 20 ans. Après 10 ans, sur base du rapport s’il était sorti à l’époque, on aurait montré du doigt cette société pour la lenteur de sa croissance. Il en aurait été de même pour Samtech (200 emplois) qui a le même âge à peu de chose près. Mithra (27 emplois) vient d’annoncer ses résultats (7,25 M€), Kitozyme lance son usine aux Hauts Sarts le 1er juin prochain, Nanocyl fera de même à Sambreville un peu plus tard, Quality Partner emploie 40 personnes à Herstal depuis 5 ans environ. Toutes ces entreprises ont besoin de temps pour achever la phase de maturation du projet, rendre leur technologie crédible pour un investisseur, faire la preuve de leur adéquation au marché qui souvent, est encore à créer. Cette phase de croissance souvent lente est indispensable. En Région Wallonne, elle est financée dans l’entreprise généralement créée très tôt, et non à l’Université. Il faut donc à une entreprise spin-off, plus de temps en Wallonie qu’en Flandre pour arriver à la phase de commercialisation. On pourrait dire que le défaut principal des spin-off wallonnes, c’est d’être des bébés prématurés, qui accusent une certaine lenteur de croissance. C’est en réalité le manque de disponibilité de fonds permettant une gestation plus longue — donc la mise au monde d’une entreprise moins fragile — qui provoque généralement ces naissances précoces. Et ce syndrome financier est plus marqué chez nous que chez nos voisins du Nord.

Une croissance obligée?
Certaines spin-off sont petites et le resteront probablement : Pro Fish Technologies, créée il y a 2 semaines, est de celles-là. Elle reçoit un accompagnement très mesuré de notre part est financée entièrement par des investisseurs privés. Elle a, comme toute entreprise, la vocation d’être profitable et utile, mais nullement de grandir à forte vitesse. C’est très clair dès le départ, il ne s’agit pas d’un manque d’ambition, mais d’une autre ambition que celle de la croissance à tout prix. D’autres spin-off n’entrent pas dans ce schéma et ont besoin d’un accompagnement renforcé, comme le suggère le rapport. C’est exactement pour donner un tel accompagnement qu’en 2003 a été créée SEED, devenue CIDE en 2005 : une équipe de professionnels capables de coacher les projets les plus prometteurs. Le rapport suggère des aides plus fortes sur moins de projets. C’est exactement la raison d’être de CIDE. Certains projets très technologiques, tels que ceux que génèrent la recherche spatiale ou biotechnologique, ont besoin d’accélérateurs de croissance, et c’est pour cela que la Région wallonne a créé WSL, incubateur spatial et WBC, incubateur biotech. A Liège, une des principales recommandations du rapport est déjà en place, car le portefeuille de projets permettait une telle différenciation qualitative et quantitative de l’aide apportée. Beaucoup de projets sont donc nécessaires si l’on veut développer des approches différenciées.

Des financements trop publics?
Lors de la création d’une spin-off de l’ULg, celle-ci apporte et valorise sa technologie via Gesval (l’ULg n’apporte jamais d’argent, mais du savoir faire valorisable en actions), et le fonds d’investissement Spinventure injecte de l’argent frais, à côté d’investisseurs para-publics, privés ou industriels. Depuis 1999, Gesval a apporté l’équivalent d’1 million d’€ de technologies dans les spin-off, Spinventure y a investi 2 millions d’€. Cela a permis de mobiliser un total de 22 millions d’€ de capitaux dont 68% sont privés. On y voit clairement un effet de levier et non un éteignoir.
Il est évident que, faisant de la recherche pour améliorer leurs produits, ces spin-off font souvent appel à des aides aux PME, comme n’importe quelle autre PME. Il n’y a là rien de critiquable.

Un esprit entrepreneurial trop rare?
Certains chercheurs font preuve de cet esprit. En faisant de la recherche, ils acquièrent le virus et n’ont de cesse de lancer leur entreprise. C’est fort bien. Certains en ont même la capacité. Pas tous, c’est bien normal. Beaucoup, sinon tous, ont besoin d’être encadrés par des professionnels compétents, une évidence qui ne heurte personne quant elle est transposée dans le monde des grands sportifs. Cet encadrement est déjà donné aux jeunes dans notre Ecole de Gestion (HEC-ULg). Les conseils d’administration des spin-off doivent veiller à l’amplification adéquate de l’équipe managériale, et c’est exactement notre pratique à l’ULg. Enfin, il est difficile d’espérer développer chez les jeunes un esprit entrepreneurial et un goût pour la prise de risque dans une région où, culturellement, l’échec commercial est réprouvé et montré du doigt. Tant que cet esprit étriqué prévaudra, il demeurera inutile de nous prendre pour la Californie.

Un constat trop pessimiste
On ne peut nier les informations et les données objectives du rapport. Les faits sont là. C’est avec leur interprétation et les conséquences à en tirer qu’on peut ne pas être d’accord. On n’y trouve pas de surprise lorsqu’on possède une longue expérience de la création d’entreprises et la plupart de ses recommandations sont déjà dépassées par les faits et la pratique dans notre université.
On peut cependant opérer un vrai constat: si l’université avait les moyens d’héberger plus longuement en son sein les projets prometteurs, les accompagner plus loin dans le processus de maturation, en faire plus complètement la preuve de principe, la plupart des différences s’estomperaient. La taille de l’entreprise serait plus grande à sa naissance, le capital de départ serait plus élevé, des managers plus expérimentés s’y intéresseraient, des investisseurs plus diversifiés y participeraient, la croissance serait plus rapide. Le rapport relève cette lacune, mais n’en mesure pas suffisamment les conséquences pratiques, sur le terrain.

L’Université de Liège n’a pas à rougir des sociétés qu’elle contribue à mettre sur pied, petites ou grandes. Il ne faut évidemment pas se tromper de méthode, ni d’échelle, mais tout projet abordé avec rigueur mérite de voir le jour, toute entreprise mérite de naître quand elle est sous-tendue par un vrai projet. Et tout projet très prometteur, à haut potentiel de croissance, doit recevoir un traitement spécifique.

Nées avant terme
J’aurais préféré que les conclusions de ce rapport, sans remettre en cause l’étude, soient moins négatives, moins décourageantes. J’aurais aimé que le traitement que lui a donné la presse soit moins défaitiste, participe moins à la sinistrose wallonne — maladie chronique régionale dont nous avons décidément bien du mal à guérir — car je suis convaincu que des articles comme ceux-là détruisent plus rapidement et plus radicalement le goût d’entreprendre des jeunes wallons que tous les efforts consentis pour le construire.

Pour moi, la conclusion de tout ceci, c’est simplement que nos universités enfantent des prématurés qui ont souvent du mal à croître rapidement et ce constat devrait permettre d’imaginer des remèdes relativement simples. C’est ce message-là qui aurait dû passer.

En entendant un fils d’immigrés comme Sarkozy prendre des positions aussi radicales à l’égard de l’immigration (je sais, ce n’était que pour le premier tour, la nature de la confrontation du second incite à une sérieuse et rapide révision des concepts), je suis frappé par cette caractéristique de la nature humaine qui veut que le dernier arrivé dans un autobus bondé soit aussi le premier à trouver que cela suffit.

Lorsque la combinaison de l’implantation nouvelle de l’université et de l’exode centrifuge des citadins attira de nouveaux résidents aux abord du petit village du Sart Tilman, de nombreuses voix s’élevèrent contre l’urbanisation de cette zone boisée. Aujourd’hui, deux de ces nouveaux venus ont complètement oublié cet épisode et s’insurgent eux-mêmes contre l’extension du Parc Scientifique, fleuron de la région liégeoise en matière de reconversion industrielle et levier indispensable pour son redressement économique.
Or ce ne sont pas des industries polluantes qu’on veut y mettre, ce ne sont pas des hauts-fourneaux ni des usines de retraitement de déchets, encore moins des élevages de volailles en batterie ou un dancing. Il s’agit ici de PME de haute technologie, triées sur le volet et soumises à des normes très strictes en matière de nuisances.

Alors, où est le problème? Le problème, c’est que cela va créer de l’emploi. Et s’il y a de l’emploi, il va y avoir des gens. D’autres gens! Et, comme disait Sartre, « l’enfer, c’est les autres ». Des gens qui viendraient le matin et repartiraient le soir. Des gens qui auraient des voitures, rouleraient dans les rues et se parqueraient partout. Des gens qui pourraient même avoir des enfants qui viendraient surpeupler les crèches et les écoles. On ne saurait être assez prudent. Imaginez qu’on entende quelque chose! Ou que ça dégage une odeur de recherche! Après tout, on était les premiers dans le coin, ce serait moche que quelqu’un d’autre s’installe à proximité de ce qui, sans nous appartenir, fait partie de notre univers personnel. Nous ne sommes évidemment pas contre la création d’emplois, d’entreprises, de parcs scientifiques, mais chez les autres, pas derrière chez nous. C’est le célèbre syndrome NIMBY, not in my backyard.

Que cette activité, d’un calme exceptionnel (il suffit de se balader dans le Parc actuel pour s’en rendre compte), contribue à l’essor de la ville et ses environs tout en bénéficiant de la proximité de l’Université qui trouve là un territoire favorable au développement groupé et intégré de ses entreprises spin-off, qu’importe. Il y a en outre des chances pour que ce soient les mêmes personnes qui critiquent la lenteur du redressement économique régional, qui se demandent en quoi l’université prétend y contribuer et qui se plaignent du niveau élevé de leur fiscalité.

J’admire une démocratie qui permet au citoyen isolé de défendre ses droits contre toute forme de machine broyeuse et inhumaine le privant de ses droits fondamentaux. Mais je déplore que des projets importants soient compromis pour la seule raison qu’ils pourraient peut-être déranger quelques uns qui placent ce qu’ils estiment être leur confort personnel au-dessus de l’intérêt général.

En attendant, ce n’est pas seulement un retard que cette action va provoquer mais, à cause de ce retard, le risque très clair, d’une part, de ruiner les efforts de tout ceux qui ont contribué à convaincre une entreprise d’envergure internationale de s’installer dans l’extension du Parc et d’autre part, de faire perdre à la région liégeoise des sommes considérables en millions d’€ qui ne seront pas accordées par l’Europe, faute de respect des délais.

Mais au moins, heureux dans leur backyard, les plaignants auront la satisfaction de savoir que là-bas derrière les arbres, il ne se passe rien.