« Ça suffit! On commence à en avoir marre de pédaler, le nez dans le guidon, comme des forcenés, jour après jour, pendant trois semaines épuisantes, par monts et par vaux, sans rien voir du paysage, sans profiter de quoi que ce soit, ni des vues imprenables, ni des vastes plaines ni des hauts sommets, ni du soleil ni du brouillard, ni des petites vallées riantes où serpentent de jolis ruisseaux qui appellent au pique-nique, ni des petits restaurants sympathiques aux charmantes terrasses ensoleillées, ni des petits lacs où voguent les voiliers. On en a marre. Toujours plus vite, toujours plus fort, une vrai vie de forçat. »

Jacques Lechampêtre, coureur cycliste de son état, ne mâche pas ses mots face à son directeur sportif, Adrien Gagnon. On est en plein Tour de France, juste avant la neuvième étape et les choses, jusqu’ici ne se passaient pas trop mal. Mais Gagnon sentait bien, depuis quelques jours, après une cruelle saison des classiques, quasi toutes remportées par un coureur hors-pair, le célèbre Éric Painblanc, surnommé « le Cannibale », de l’équipe Vohrass, et ses coéquipiers, que quelque chose couvait dans le peloton et plus particulièrement dans l’équipe Belgiana, aux destinées sportives de laquelle il préside.

« En plus » ajoute Lechampêtre, « tous les maillots vont toujours aux mêmes, et ils raflent les primes au haut des côtes ou à chaque sprint sans nous en laisser une seule. Nous, on bosse comme des malades et on doit se contenter de notre petit salaire de rien ».

« Je vous comprends, » répond Gagnon, « mais ce n’est pas en ralentissant la cadence que vous allez résoudre le problème! Vous n’en serez que plus loin au classement. Et puis, comment vais-je pouvoir préserver l’existence de l’équipe? Plus aucun sponsor ne voudra nous soutenir. Même les subventions publiques ne nous parviendront plus puisque c’est sur base de vos résultats qu’on nous les octroie. »

« Mais c’est parce que tout le monde se trompe! On vit dans un monde déboussolé qui a perdu tous ses repères! Les gens ne voient plus les choses de façon réaliste! Où est-ce que cette frénésie nous mène? Au dopage, qui fichera notre santé en l’air, et qui menace même notre vie! Et que pourrons nous dire en fin de carrière, et ça viendra vite, de ce qu’aura été notre vie? Nous nous serons défoncés sans plus d’horizon qu’un mineur au fond du trou, et nous ne saurons comment continuer à vivre. Non, c’est clair, il faut qu’on arrête de courir à ce point et qu’on lève le pied. »

Ses coéquipiers applaudissent et reprennent en chœur: « On propose le « Slow Biking »! Nous allons rédiger un manifeste pour défendre une vraie valeur, le « Déchampionnat ». Nous lancerons une pétition et vous serez étonné du nombre de signatures que nous allons récolter auprès du peloton! Nous allons proposer un Tour de France en neuf semaines, qui nous laissera le temps de penser à notre condition, goûter les plaisirs de la promenade et du tourisme et vous verrez la compétence que nous allons acquérir! Au moins, à la fin de notre carrière, nous pourrons nous reconvertir en auteurs de guides touristiques et gastronomiques et notre avenir sera assuré! »

« Mais vous n’aurez même plus de spectateurs le long de votre parcours! » reprend Gagnon, excédé.

« Justement, tant mieux, nous pourrons au moins grimper au haut des cols sans être houspillés par un public surexcité, hurlant et courant à nos côtés! C’est très dangereux, d’ailleurs! »

« Je saisis vos arguments et, d’une certaine manière, je les trouve plutôt sympathiques. Mais il faut vraiment changer beaucoup de choses et convaincre des dizaines de milliers de gens de votre démarche. Les autres équipes, pas plus que les organisateurs du Tour ou des autres compétitions, ne sont prêts à vous emboîter le pas. Et si notre équipe est la seule à prendre cette direction, nous sommes fichus, c’est suicidaire! Nous serons dans le vrai, mais sans le sou ».

« C’est ça! Changeons le monde! Il faut être stupide pour ne pas comprendre ce que nous voulons dire! » lance Lechampêtre. Et ses trois coéquipiers, fidèles « porteurs d’eau », Folâtre, Gambadin et Butinot, de reprendre en chœur: « Changeons le monde, changeons le monde ! »

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Il est vrai que les revendications de nos sympathiques contestataires de l’équipe Belgiana prêtent à l’ironie tant elles sont naïves et irréalistes. Tout aussi candides que celle des tenants de la « désexcellence » et de la « Slow Science » à propos desquels j’ai publié de précédents articles de ce blog. Mais je reconnais volontiers que leur cri d’alarme, comme celui de mes personnages fictifs, pousse à la réflexion.

L’accélération du rythme universitaire est incontestable et elle nuit à la qualité du travail, quoi qu’on en pense. Certes, ceci peut varier beaucoup selon le domaine du savoir. Il existe des champs d’activité où l’on doit nécessairement réfléchir, prendre du recul et laisser mûrir ses idées. Mais ne nous méprenons pas. Cette nécessité est évidemment vraie partout et l’idée que certains champs d’investigation y échappent est absolument erronée. La réalité est simplement que, dans les sciences expérimentales et techniques, on en arrive à oublier cette exigence de décantation intellectuelle et c’est dommage. Un sentiment d’urgence et la conviction d’être au cœur d’une perpétuelle compétition en sont certes responsables mais il faut se demander pourquoi il en est ainsi, comment on en est arrivé là et, en fin de compte, à qui profite cette hyperactivité trépidante.

On pourrait gloser à perte de vue sur ce sujet, mais je me contenterai de relever un point en particulier. On estime aujourd’hui à environ un million et demi le nombre de publications de recherche paraissant chaque année (Björk, Roos & Lauri, 2008), immensément plus qu’il y a quarante ans. Dans le même temps, la pression du « publish or perish » n’a cessé de croître, le nombre de candidats à une carrière de recherche a considérablement augmenté, les postes disponibles également — mais pas dans la même proportion — et les moyens technologiques d’accélérer la recherche ont énormément évolué. Le système s’est emballé. Nos institutions ont emboîté le pas avec beaucoup de candeur et ont plongé dans l’illusion du rendement et de la productivité à outrance. Rares sont ceux qui ont su prendre suffisamment conscience de ce piège. Nous avons adopté un système d’évaluation estimant la qualité d’un vaste ensemble de compétences nécessaires au chercheur sur la simple valeur des journaux dans lesquels il publie, entre autres absurdités telles que le nombre absolu de publications. Le nombre pour le quantitatif, la cote du journal pour le qualitatif. Deux critères non pas totalement irrelevants mais relativement peu significatifs dans bien des cas.

Certaines voix, dont la mienne se sont élevées, mais en vain, car comment décider de faire marche arrière sans handicaper gravement sa propre institution tant que la compétition internationale ne fait pas relâche ? Et comment espérer qu’elle le fasse ? Et nous voilà revenus à la bonne logique de nos coureurs cyclistes…

À côté de cette globalisation qui a entraîné les universités dans une logique de tourbillon, un autre élément a pesé très lourd. Les grandes maisons d’édition scientifique, qui avaient déjà compris tout le profit qu’on pouvait tirer du monde de la recherche qui n’avait aucune vision stratégique par rapport à son processus de publication, se mirent à multiplier les journaux jusqu’à atteindre le nombre effarant de 26.000, estimation actuelle. Et cette explosion ne ralentit pas. Ceci a largement contribué à rendre possible un véritable excès de publications, une fragmentation des résultats visant à multiplier les articles avec le même message, bref, une accélération du processus de production scientifique. Une grande société privée a tout simplement acheté l’ISI (Institute for Scientific Information) qui a établi la notion même de ‘facteur d’impact’. Elle a persuadé la communauté scientifique de la validité des méthodes d’évaluation des chercheurs basées sur celle des revues où ils publient. Et elle a rendu incontournable cette mesure pour les évaluateurs que le caractère trépidant de la vie a poussé vers la confiance en une mesure chiffrée, facile et rapide à obtenir. Une illusion de rigueur.

Sans disposer d’un outil de mesure réellement fiable, mais devant la nécessité d’évaluer, on peut estimer qu’une approche plus raisonnable est celle qui se base sur le nombre de citations. Il est clair que beaucoup d’effets pervers entachent cette mesure, mais elle peut donner une idée approximative de la « pénétrance » d’un auteur dans son environnement scientifique, donc de son impact sur la communauté. Sur cette base, il est clair que l’accessibilité gratuite des publications sur le Web et leur repérage par des moteurs de recherche augmentent considérablement les chances d’être lu, donc cité.

Et la boucle est bouclée. Cela n’étonnera personne que j’en arrive à prétendre que l’Open Access (OA) offre une possibilité de se libérer des contraintes de la trépidante excessive de la vie de chercheur. Et pour moi, la nécessité de cette libération n’est pas, pour le chercheur, l’aspiration à travailler moins, mais à travailler autrement, l’aspiration à prendre le temps de la réflexion, l’aspiration à ne publier que ce qui est utile, sans redondance et sans « saucissonnage ». Je reconnais évidemment que, si l’OA présente beaucoup de mérites, rien n’indique qu’il contribuera à ralentir la cadence de la vie universitaire pour lui rendre une certaine sérénité. Mais nous savons aujourd’hui que des articles oubliés reviennent à l’honneur grâce à cette ouverture libre et l’accès libre à l’ensemble des publications sur un sujet permet, pour autant qu’on en prenne le temps, de mieux cibler sa propre recherche et de la relativiser.

Les tenants de la « Slow Science » vont plus loin, et plus sûrement sur la voie cette sérénité, mais au prix d’un changement radical qui n’est autre que celui que revendiquent également Lechampêtre et ses compagnons. Ceux-ci ont sans doute raison, au moins partiellement, mais ils n’ont qu’une infime chance de convaincre leurs sponsors dans la caravane du Tour et les milliers de spectateurs tout au long de la route de la nécessité d’en venir à une course au ralenti dans laquelle l’objectif ne serait pas de gagner…