La démission évoquée dans le billet précédent et la discussion qui s’en est suivie ont eu des rebondissements. On se souviendra que j’avais formé le vœu qu’il en soit ainsi. Je renonçais à modérer le débat, faute de temps, mais je souhaitais qu’il se prolonge, car le questionnement qui était formulé me semblait important.

Aujourd’hui, on voit surgir plusieurs manifestations de résistance à l’accélération d’un processus que certains identifient comme une « marchandisation » de l’Université en général, à tout le moins une dérive irrépressible vers un utilitarisme excessif.
D’autres ne partagent pas cet avis et pensent qu’il faut faire preuve de réalisme et permettre à l’Université de trouver dans le monde des affaires et dans les entreprises une opportunité de financement qui compense le flagrant sous-financement public.
On peut encore relever, dans une troisième catégorie, ceux qui pensent que, même si les collaborations avec le monde extérieur n’avaient pas de vocation lucrative, elles présenteraient un intérêt certain, en amenant les étudiants à prendre connaissance du milieu où ils évolueront un jour, voire à côtoyer des employeurs potentiels. Il va sans dire que cette revendication suscite une opposition farouche des premiers. Utilitarisme et « employabilité » sont des notions qu’ils réprouvent énergiquement.
Il va de soi qu’un juste milieu est souhaitable. Mais surtout, il me semble évident que l’Université n’est pas homogène, qu’on y trouve des formations très fondamentales, relativement peu orientées vers la préparation à une profession déterminée, mais aussi de formations conduisant tout droit, sauf exception, à une profession bien précise, même si elle comporte des variantes.

• Faut-il faire table rase de la formation qualifiante? Je ne pense pas. Dans beaucoup de domaines, sinon dans tous, il est nécessaire d’acquérir des connaissances de base, parfois relativement poussées, outre la nécessité d’apprendre à apprendre et de se doter d’une grande autonomie dans l’acquisition du savoir.

• Est-il indécent de s’orienter plus aujourd’hui vers une mesure de l’acquisition de compétences? Je ne pense pas. Certes, une telle mesure peut laisser penser que l’objectif est de se positionner au mieux en termes d’ »employabilité », pour utiliser un vilain néologisme. Mais à bien y réfléchir, l’acquisition de compétences est exactement au cœur de l’apprentissage moderne, en rupture avec l’ingurgitation de connaissances du siècle précédent. Tout est dans la définition des compétences et dans l’usage que l’on souhaite en faire.

Après l’appel à la « désexcellence » de chercheurs de l’ULB et l’apologie de la « Slow Science » est apparu la semaine dernière un manifeste lancé par le « Collectif Université en Débat », lancé au niveau européen francophone, et qui réclame des universités un retour aux valeurs fondamentales de l’enseignement supérieur afin de se hisser à la hauteur de leurs missions. L’appel s’adresse aussi aux gouvernements car il est évident que ce retour, ainsi que le coup de frein drastique que cela implique par rapport à la course à l’étudiant, aux publications et aux subventions — qui toutes distraient l’enseignant-chercheur de ses vraies missions — nécessitent une révision complète du financement des universités. Personnellement, je l’ai souvent affirmé, je suis favorable à cette vision et, comme chaque fois, je réplique à nos dirigeants politiques que l’excuse du « il n’y a plus de sous » est une mauvaise excuse, le tout étant une question de priorités. Non pas la priorité de celui qui se fait le plus entendre, mais la priorité, dans nos pays, de la formation la plus complète possible. La valeur la plus sûre chez nous est, on le répète depuis des décennies, celle de la matière grise, tout le monde le sait et le répète, sans grand succès cependant.

La question est donc bien posée: doit-on continuer à courir en avant, tête baissée, sans prendre le temps de vérifier quoi que ce soit d’autre que la vitesse relative des « concurrents »? Ou peut-on s’arrêter un peu, réfléchir et se demander si nous sommes dans le bon…?
C’est précisément ce que j’ai prôné (avec des réactions en tous sens!) lors de la journée du 7 décembre dernier. A l’occasion d’une journée de grève syndicale de solidarité avec les travailleurs d’Arcelor-Mittal à Liège, sans appeler à la grève, je proposais une journée d’arrêt de travail à l’ULg en vue d’entamer une réflexion et des débats sur la place de l’Université dans la vie publique. L’idée était bien, comme dans le manifeste, « d’alimenter la réflexion des sociétés sur elles-mêmes, en particulier sur leur modèle de développement ». Par ailleurs, le 3 juin 2007, je publiais sur ce blog un billet intitulé « Oublions les Rankings », tant leur méthodologie était (et est restée) contestable. Néanmoins, aujourd’hui, nous n’avons pas pu nous en débarrasser et toute tentative pour en créer d’autres, plus sérieuses, a échoué. Après tout, c’est sans doute tant mieux, cela n’aurait constitué qu’un pis-aller.
Enfin, quant aux facteurs d’impact et autres fallacieuses mesures de la qualité scientifique, je ne suis pas suspect de ne pas les avoir dénoncés, en particulier dans un article de ce blog en 2008.

Je suis donc bien en phase avec les trois missions décrites dans le manifeste. Ce n’est pas le choix de l’ULg de devenir une instance d’un maximum de production en un minimum de temps, c’est évidemment la contrainte externe. Mais je sais, ce n’est pas une excuse aux yeux des signataires. « L’Université n’a qu’à refuser de poursuivre cette voie ». D’accord, mais en mesure-t-on bien les conséquences? Décider de ne pas jouer la concurrence dans un monde concurrentiel est évidemment suicidaire. A moins de déclarer qu’on n’a pas besoin de moyens, ce qui serait stupide dans une institution dont 80% de l’allocation publique est consacrée aux salaires. On peut, bien sûr, envisager de fonctionner avec moins de personnel, moins d’étudiants, tout en maintenant l’ensemble des orientations d’études possibles… Rapidement, la spirale de la diminution du nombre d’étudiants s’enclencherait, au point de compromettre l’existence même de l’Institution, cela va de soi.

Tout ceci pour dire que, si je suis d’accord sur les prémisses, je pense néanmoins ce n’est pas l’Université qu’il faut réformer en premier lieu, mais les mentalités et le mode de fonctionnement du monde qui nous entoure. C’est donc bien sur un plan politique, et à l’échelle de la planète, que cette réforme s’impose.

Pour autant, j’admets volontiers que l’Université ne peut jouer un rôle séminal dans cette évolution qu’en s’instituant comme le lieu de départ d’une réflexion globale — et c’est tout l’intérêt que je vois dans ce manifeste — plutôt que de se saborder en montrant seule l’exemple du ralentissement. Historiquement, beaucoup de grands bouleversements de société sont nés dans les universités, pour autant que la prise de conscience y ait été suffisamment forte.