La dernière décennie a vu naître une véritable contestation (au sens de mai 68) du mode traditionnel de la publication scientifique. Tous les ingrédients d’une évolution majeure sont présents:
(1) l’abus de détenteurs de monopoles, véritables caricatures de l’appât du gain,
(2) la capacité des « victimes » de communiquer rapidement entre elles avec le développement rapide des réseaux sociaux,
(3) l’essor des nouvelles technologies remettant en cause les vieux paradigmes de la publication scientifique,
(4) un questionnement légitime sur la nécessaire publicité des résultats de la recherche financée par le public,
(5) le désir de profiter de la rapidité contemporaine en matière de communication électronique, de son pouvoir de diffusion et de son ampleur sans précédent.

Une telle conjonction d’éléments nouveaux, une telle convergence contextuelle, auraient dû remettre instantanément en question le paysage de la communication scientifique. Certains l’ont senti tout de suite et se sont lancés dans une véritable croisade. Cependant
(1) la tradition, le besoin de références solides, le poids de l’establishment, la crainte de l’anarchie et la « rupture technologique » entre les générations, du côté des chercheurs;
(2) l’impérieuse nécessité de préserver un modèle financier particulièrement profitable du côté de certains éditeurs;
(3) le souci de ne pas nuire à un ce modèle du côté des pouvoirs publics
ont joué leur rôle de frein. Mais que sont dix années dans l’Histoire de la Science ?

Le tournant, c’est maintenant

Aujourd’hui, les yeux s’ouvrent, finalement. Les étudiants se mobilisent sur le plan international. De plus en plus de chercheurs, y compris en sciences humaines, rallient la cause. Des sommités en Angleterre, au Canada, aux USA, se prononcent. On assiste à une avalanche de décisions au plus haut niveau en Europe, aux États-Unis, en Australie, au Mexique, en Irlande, en Belgique, et dans bien d’autres pays, qui imposent la publicité des recherches publiques (pour faire court). C’est là, en fait, l’argument majeur qui a fait basculer l’opinion des instances dirigeantes. Tant qu’il ne s’agissait que de rapports de force sur le plan financier, les pouvoirs publics ne sont pas intervenus dans la guérilla entre chercheurs et éditeurs. C’est seulement lorsque l’argument du financement public devant intervenir deux fois (pour subventionner la recherche et puis pour en lire les résultats) a été brandi que les autorités publiques se sont manifestées. Même si, dans les recommandations les plus fermes et leur désir de bien faire, les autorités se sont peu ou prou fourvoyées, aux USA et au Royaume-Uni, la tendance est maintenant clairement lancée.

Le poids de ce changement d’attitude des pouvoirs publics subsidiants a été tel que la résistance des éditeurs est tombée et que toute leur énergie s’est repositionnée rapidement en sens inverse. Soudain, les grands éditeurs le plus réfractaires sont devenus des chantres de l’Open Access, créant ainsi la surprise. Comment expliquer ce revirement apparemment suicidaire? Tout simplement par une tentative d’inverser le processus et de remplacer le modèle du lecteur-payeur par celui de l’auteur-payeur.

Effets pervers

Toutefois, on réalise vite les limites de cette inversion. A priori, l’idée est intéressante. « There is no such thing as a free lunch » : tout travail méritant rémunération, il est normal que, si le paiement pour lire disparait, quelqu’un prenne financièrement en charge les opérations nécessaires à la mise en ligne. Et c’est là que le problème survient. Le nouveau modèle ne permettra jamais retrouver les profits de l’ancien, à moins d’exiger des sommes astronomiques pour la publication. En effet, si on peut ironiser en disant qu’il n’y a pas moins de lecteurs d’articles scientifique qu’il n’y a d’auteurs (c’est à peine caricatural), il y a en réalité bien moins d’auteurs que d’acheteurs (tout le monde ne lisant pas tout ce qui est acheté par les institutions de recherche, loin de là). Le coût d’un article pèse alors entièrement sur son ou ses auteurs et non plus sur une collectivité large. Les grandes maisons d’éditions récemment converties au Gold Open Access (accès immédiat) ont rapidement utilisé la réputation de qualité de leurs meilleurs journaux pour imposer un droit de publication extrêmement élevé (on dépasse aujourd’hui les 6.000 € pour un article dans les titres les plus sélects) et la dérive financière s’est immédiatement réinstallée.

Si on peut comprendre qu’on doive payer pour publier et que l’on puisse prévoir les frais de publication dans le budget de sa recherche, on ne peut encourager les dérives qui ramèneraient tout le monde à la situation précédente, ce que souhaitent les éditeurs et ce dont les chercheurs ne veulent pas.

Ce qui a fait les beaux jours des gagnants dans le modèle lecteur-payeur, c’est essentiellement qu’en réalité ce n’était pas directement le lecteur qui payait, mais son institution. Ce décalage déresponsabilisait le lecteur, qui trouvait normal d’avoir accès à un matériel nécessaire pour sa recherche. Aujourd’hui, le modèle auteur-payeur frappe le chercheur de plein fouet. Certains pourront se permettre les journaux les plus chers, beaucoup ne pourront pas. L’inégalité d’accès, non plus à la lecture mais à la publication, sera bien plus flagrante qu’auparavant…

On ne peut laisser s’installer un tel effet pervers. Il faut absolument endiguer toute dérive du modèle. Certes, nous ne pouvons entraver l’absolue liberté des prix et chaque éditeur pratiquera les prix qu’il entend appliquer. Mais il faut éveiller la conscience des chercheurs eux-mêmes, dans leur propre intérêt et lancer un mouvement actif a cet effet.

Un moratoire pour les APC ?

C’est pourquoi je propose l’instauration d’une charte morale de la publication scientifique, qui imposerait un « Three-Digit Moratorium » , assorti d’un boycott de toute charge de publication supérieure à 999 $ pour un article scientifique. Il est évident qu’on m’opposera le fait que l’inflation rendra ce coût irréaliste dans quelques années. Sans doute, mais il faudra encore bien des années et ceci peut faire changer progressivement les mentalités. On m’objectera aussi que, quel que soit le caractère prohibitif des prix surfaits, certains pourront se les permettre, que les prix sont libres et qu’une nouvelle hiérarchie des prix imposera une nouvelle hiérarchie de qualité, donc un nouveau ranking des titres et par conséquent une nouvelle base absurde pour l’évaluation des chercheurs basée sur les journaux où ils parviennent à publier. C’est un écueil, effectivement. On me dira également qu’un tel nivellement sur le plan financier nuira à la valeur ajoutée que peut apporter un éditeur dans le travail éditorial. C’est vrai, mais aisément vérifiable. On me dira enfin qu’on ne pourra plus faire la différence entre un bon éditeur (réellement utile à la fois à l’auteur et au lecteur) et les éditeurs frelatés que l’on voit proliférer aujourd’hui. C’est sans doute vrai et il faudra trouver la parade.

Revoir les méthodes d’évaluation

Mais pourquoi ne décidons-nous pas que, de même que nous devrions nous imposer l’effort d’évaluer les chercheurs sur la stricte base de la qualité de leur travail où qu’il soit publié et non sur le reflet indirect qu’en donne le facteur d’impact des revues où ils publient, nous devions aussi faire l’effort de juger les revues sur la valeur qu’elles ajoutent et non sur leur facteur d’impact?

Nous voici revenus à l’éternel dilemme du choix entre d’une part les méthodes pseudo-scientifiques de l’évaluation quantitative, rassurante parce qu’elle est chiffrée, pratique car les chiffres parlent d’eux-mêmes et dont on évite de remettre les fondements en cause, et d’autre part l’évaluation qualitative, plus longue, plus fastidieuse, plus exigeante en compétences et apparemment plus subjective puisqu’elle ne bénéficie pas de la fausse objectivité des cotations.

Gardons le cap

Nous avons appris qu’un combat. S’il est juste et intelligent, peut finir par être remporté. Ne laissons donc pas l’apparence insurmontable d’une nouvelle approche de l’évaluation nous détourner de l’objectif. L’Histoire est en marche, maintenons le cap. Dans le virage qui s’opère aujourd’hui en matière de communication scientifique, il faut bien attacher sa ceinture, bien tenir le volant et ne pas se laisser aveugler par les projections des intérêts particuliers qui nous éclaboussent le pare-brise.

A lire: le numéro spécial de Nature « The Future of Publishing, a new Page »
Mon journal Scoop.it