dim 27 fév 2011
Bologne incite-t-il à la privatisation des universités?
Posté par Bernard Rentier dans Enseignement/FormationAucun commentaire
A en croire Le Soir de ce samedi, les entreprises dragueraient les universités. S’il est difficile de démontrer le contraire, il est en tout cas assez simple de dire que les choses sont plus complexes qu’il n’y parait.
Il me semble que plusieurs aspects doivent être envisagés.
1. La « drague » consisterait en une demande des entreprises pour que la formation dans l’enseignement supérieur tienne mieux compte des nécessités immédiates de l’emploi. En souhaitant que les jeunes diplômés soient immédiatement efficaces grâce à une formation très ciblée sur les besoins industriels, les industries s’éviteraient l’investissement de la transformation de diplômés « adaptables » en techniciens efficaces. Elles rendraient même sympathique cette exigence en affirmant qu’elles contribueraient ainsi à l’augmentation significative des chances de nos diplômés de trouver un emploi.
2. Il est vrai que beaucoup d’entreprises aujourd’hui trouvent de jeunes diplômés directement efficaces en France et qu’elles en importent beaucoup. Il est également vrai que le système français utilise beaucoup plus que le nôtre les stages en entreprise durant les études, ce qui offre à l’étudiant(e) une formation plus pratique, plus en prise avec la réalité et une chance réelle de rester, comme employé(e), dans l’entreprise où il (ou elle) a effectué son stage.
3. Cette formation plus « adéquate », plus « sur mesure » concerne nettement plus les hautes écoles que l’université. Toutefois, on voit bien comment on pourrait y venir également, en particulier dans des filières d’études dont la finalité professionnelle est assez évidente et que j’appellerais les sciences appliquées ou, pour ne pas induire de confusion avec les seules études d’ingénieur, les matières d’application. J’entends par là toutes les formations qui conduisent à des métiers utiles aux entreprises. La volonté de « façonner » les étudiants selon leurs besoins n’est guère une nouveauté de la part des entreprises, c’est une revendication quasi séculaire. Et les universités y ont toujours résisté, au moins dans une certaine mesure. Non pas pour rejeter une ingérence considérée comme inacceptable, mais par souci de donner aux étudiants une formation large et surtout de leur apprendre à apprendre, c’est-à-dire, leur apprendre à savoir s’adapter à tout. Il est en effet dans l’intérêt de l’étudiant, plus que dans celui de l’entreprise si la volonté de celle-ci est la rentabilité sans le moindre délai, d’acquérir la capacité de s’adapter à tout, et de pouvoir se reconvertir en fonction de l’évolution du marché, des technologies, des méthodes, des modes et des nécessites commerciales. Nous avons la faiblesse, nous, universitaires, de croire que c’est là non seulement l’intérêt de l’étudiant, mais également celui de l’entreprise, qui ne pourra que se louer de l’adaptabilité de ses cadres dans la durée, même si c’est au prix d’une mise à jour lors de l’embauche.
4. Tout le monde comprendra qu’on puisse envisager une nuance dans le raisonnement selon qu’on parle d’étudiants universitaires ou de haute école. Je ne me prononcerai pas sur ce point, faute de vraie connaissance de la question.
5. Dire que les universités résistent à cette pression serait exagéré. Certaines se lanceraient même fièrement dans cette voie. L’exemple cité dans l’article du Soir de ce samedi en dit long: cette détermination est même considérée par le vice-recteur d’une grande institution comme un avantage compétitif (« nous avons une longueur d’avance »). C’est néanmoins en contradiction avec les concepts défendus par le Conseil des Recteurs. Il y aura donc du relâchement sur ces principes, soyons en sûrs. On pourra le déplorer mais ce sera une réalité. Le tout sera de voir jusqu’où certains succomberont. En tout cas, dire que tous suivent la même voie serait inexact et, s’il est vrai que les responsabilités des recteurs sont souvent celles de chefs de grosses entreprises, on ne précisera jamais assez qu’il s’agit d’entreprises pas comme les autres. Dès que l’on étend l’analogie aux produits finis, commercialisables, qui seraient d’une part le diplômé et d’autre part la production de recherche, on tombe dans la comparaison facile et trompeuse: bref, on déraille.
6. De tout temps, il a été tentant, pour bien des gens, de souhaiter une meilleure adéquation entre formation et emploi. De tout temps, la démonstration du contraire (dans une mesure raisonnable, cela va de soi!) a été évidente, à terme. Certes, dans bien des domaines, particulièrement ceux qui conduisent presqu’invariablement à des professions déterminées, la formation s’est adaptée à l’évolution des nécessités de la profession. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’une université qui veut pouvoir se regarder en face pense plus à donner à ses futurs diplômés une formation large et polyvalente qu’une adéquation immédiate et, parfois, temporaire.
7. Il faut, me semble-t-il, préciser que l’expérience tentée dans le cadre du plan Marshall de la RW dit « 2.vert » s’adresse, comme le dit l’article, à trois hautes écoles en tant que pilotes. Il n’est nullement question aujourd’hui d’y associer les universités, même si l’une d’entre elles dit vouloir le faire. Celle-là parle de 12 programmes de masters en dentisterie, polytechnique et management. Une telle politique est évidemment inquiétante en ce qu’elle peut avoir de démagogique. Proposer aux étudiants un « prêt à l’emploi » est plus un slogan de vente qu’une proposition sérieuse de formation universitaire. Mais peut-être cette « mise en adéquation » est-elle plus de forme que de fond, on peut en tout cas l’espérer.
8. Cette mise au point ne doit cependant pas masquer la nécessité de renforcer le principe trop peu utilisé des stages externes. Il me parait que nous avons largement manqué l’occasion qui se présentait à nous, avec la mise en place de « Bologne », lors de l’allongement des études universitaires de 4 à 5 ans pour bon nombre de filières (pas les ingénieurs, les vétérinaires, les médecins ni les psychologues, évidemment) en ne profitant pas de cette année supplémentaire pour introduire des stages dans le cursus. Sans être une concession au monde de l’industrie, le stage externe, pas nécessairement en entreprise, d’ailleurs, est un rapprochement utile avec le monde extérieur et devrait être amplifié. On jugera que mon point de vue sur les stages extérieurs n’est pas négatif, tout est dans la mesure et actuellement, nous en organisons trop peu. Mais je tiens à preciser qu’il ne s’agit nullement de « vendre » l’université, ni de la corrompre, ni de l’assujettir aux puissances de l’argent, ni de la privatiser.
9. Ceci nous amène au problème lancinant du financement public strict des universités. Disons-le tout net: la menace d’une forme d’inféodation au privé, si nous nous en défendons pas tous très fort, existe. Personnellement, j’y suis réfractaire, mais si les conditions de financement public de nos institutions continuent de diminuer aussi dramatiquement, j’ai des craintes pour un avenir, qu’on peut certes espérer encore lointain mais qui se rapproche, on le sent bien, de voir les institutions académiques céder aux sirènes des sources de financement privé. En effet, le nombre d’étudiants ne fait qu’augmenter, dans toutes les universités. Le contingent étranger, excellent pour notre rayonnement, augmente également très fort. Mais notre enveloppe budgétaire reste irrévocablement constante, ne montant qu’avec l’index des prix, donc diminuant à vue d’œil. Chaque étudiant est aujourd’hui bien moins subventionné qu’il ne l’était les années précédentes et ceci continuellement depuis la fermeture de l’enveloppe budgétaire il y a une a quinzaine d’années. Comment alors en vouloir à certaines institutions de succomber aux opportunités de financement de divers enseignements par le privé?
10. Il est temps que chacun se ressaisisse et que ce problème chronique de sous-financement des universités soit réellement pris à bras le corps par les élus d’une société de plus en plus consciente de l’importance d’une formation de haut niveau pour le plus grand nombre et non plus pour une élite restreinte. Cette ambition a un prix et seuls les pays qui sauront le reconnaitre et prendre les mesures en relation avec cette clairvoyance auront des chances de sortir des grandes crises par le haut et de s’adapter à l’émergence des nouvelles puissances internationales.