jeu 6 jan 2011
Le management gangrènerait-il les universités ?
Posté par Bernard Rentier dans Généralités1 Commentaire
« Comment le management gangrène les unifs ». Etonnante, la carte blanche dans la Libre Belgique par 15 universitaires — et non des moindres — (dont 5 liégeois) qui pose ainsi cette question (LLB, 5/1/11, p27). Amorce de débat légitime, en soi, mais curieusement hétéroclite dans sa rédaction, inégale et brouillonne dans son raisonnement.
En résumé, voici l’argument: deux évènements indépendants récents, la démission du recteur de l’ULB et l’échec de la fusion des quatre institutions universitaires catholiques en une UCLouvain, dénonceraient un même malaise qui s’étendrait, au delà des universités impliquées, à l’ensemble de l’enseignement universitaire belge francophone. Ce malaise serait dû à trois causes majeures: 1) l’élitisme universitaire qui freine la démocratisation des études, 2) les regroupements d’institutions qui nuisent à la formation de proximité et donc également à la démocratisation et 3) l’évaluation, miroir aux alouettes des responsables universitaires, tous fascinés par le conformisme unificateur à la bolognaise et terrorisés par la sanction des classements d’universités. Ce raisonnement un peu compliqué aboutit à une conclusion à laquelle je ne puis cependant que me rallier totalement: la loi de financement et la restructuration du paysage universitaire doivent faire l’objet d’une révision sur base d’un débat démocratique.
Ce débat a eu lieu, au sein des commissions de la Table Ronde sur l’Enseignement supérieur du printemps 2010 et, contrairement à ce qui est écrit dans l’article, ces différents aspects ont été débattus, longuement. Que rien de concret n’en soit encore sorti, c’est évidemment regrettable, mais on s’accordera à reconnaître que les conditions politiques ont été pour le moins perturbantes chez nous cette année.
Que l’Université devienne un business est certes inquiétant et doit être évité. Que ceci se passe ailleurs ne fait pas de doute. Qu’il s’agisse d’un reflet d’une pensée qui a tendance à devenir dominante est alarmant et appelle à la vigilance. Mais inférer de la mise en place de procédures d’évaluation qu’elles signent la soumission bêlante des universités au principe de la marchandisation à outrance constitue un raccourci surprenant et, pour tout dire, inacceptable.
Autant l’on peut s’accorder sur l’affirmation que « la permanence d’une mentalité élitiste et une loi de financement à enveloppe fermée placent constamment les différents établissements en situation de concurrence » (même si personnellement, je mettrais un bémol à l’élitisme car ça se discute), autant il est choquant de lire que « le pilotage des universités est guidé par une boussole omniprésente, celle qui vise la conquête de quelques places dans les classements ». Car en effet, c’est faire un bien mauvais procès aux dirigeants des universités que de réduire leur pilotage à un objectif aussi médiocre. C’est aussi totalement confondre d’une part le principe de l’évaluation et d’autre part les conséquences qu’on pourrait éventuellement risquer d’en tirer. C’est là un procès d’intention permanent qui deviendrait lassant s’il n’avait pour vertu de garder vive notre attention à ne pas laisser s’installer de dérive.
L’évaluation est un processus parfaitement légitime et naturel, trop longtemps absent du fonctionnement des universités (si ce n’est qu’il a toujours été omniprésent dans l’activité des universitaires vis-à-vis de leurs étudiants ou vis-à-vis de leurs pairs). Les conséquences de l’évaluation peuvent être diverses et le danger n’est certes pas nul de voir s’installer, comme dans certains pays, des sanctions immédiates et spectaculaires. Il suffit toutefois d’être clair sur cette question et d’éviter tout mauvais usage de l’outil qui est, lui, extrêmement salutaire et informatif pour l’évalué, s’il est bien manié.
Toutefois, le rapport avec la recherche d’une progression dans les classements est un fantasme qui revient souvent à la surface et qui me semble hors de proportion. Y attribuer le malaise qui a conduit à la démission du recteur de l’ULB en septembre dernier est complètement à côté de la question. Philippe Vincke a été très clair : sa démission était la conséquence d’un problème interne, spécifique à son institution, à savoir l’existence de plus en plus dérangeante de comportements claniques parmi les administrateurs, comportements contraires à son éthique personnelle. La démission du recteur visait à dénoncer ces pratiques et à sensibiliser la communauté universitaire à l’impasse dans laquelle ces comportements la conduisaient. Rien à voir avec un malaise général lié à l’élitisme, ni, comme ses détracteurs ont voulu le laisser entendre, en raison d’un désaccord sur le principe de l’avenir de l’académie universitaire Wallonie-Bruxelles.
Par ailleurs, l’affirmation que « la population universitaire ne compte pas aujourd’hui plus de jeunes issus de milieux populaires que par le passé » est contredite par toutes les études statistiques sur le sujet.
Il est également inexact que le regroupement de 2004 en académies était « soutenu par les autorités universitaires » et encore plus inexact qu’il reposait sur « un regroupement selon les obédiences philosophiques ». Cela semble évident, mais il s’agit là d’une constatation a posteriori. En réalité, avant même que les discussions et négociations sur le regroupement qui leur était imposé n’aient pu s’accomplir, l’Académie Louvain s’est formée entre les 4 institutions catholiques et c’est cette décision-là qui, dans son extrême rapidité, a conditionné tout le reste. Toutes les universités n’avaient donc pas « choisi de raviver le clivage philosophique qui segmente la société belge ». Il est toujours dangereux de réécrire l’Histoire.
Je partage par contre entièrement l’idée de « privilégier les formes de l’offre de formation de proximité » afin de permettre à l’enseignement universitaire de « s’adresser aux publics qui s’en trouvent encore toujours écartés ». Mais je ne puis être d’accord avec l’affirmation que, « avec le zèle de nouveaux convertis, les universités mettent en place des procédures d’évaluation des personnes et des équipes » afin de se conformer à la « nouvelle logique de l’esprit de Bologne ». C’est évidemment très réducteur et cela fait injure au discernement dont les autorités universitaires sont capables, comme si l’accession aux commandes des institutions rendait subitement stupide, en quelque sorte. Je prétends au contraire que le système d’évaluation mis en place — avec plus ou moins de bonheur, je le reconnais — vise à donner des bases plus rigoureuses (même si la vraie rigueur est, hélas, utopique) à des processus qui, jusqu’ici étaient aléatoires ou pire, injustes et éminemment subjectifs. D’autre part, la compétition pour les moyens de la recherche a toujours existé, elle était bien plus féroce lorsque j’ai commencé ma carrière qu’aujourd’hui.
Je suis donc étonné qu’une brochette d’excellents universitaires nous serve une telle macédoine de concepts, de manière aussi désordonnée et confuse. Personnellement, le malaise qu’ils dénoncent, c’est à la lecture de leur article que je le ressens, même si, en définitive et par un autre raisonnement, j’adhère à leur requête: la loi de financement en enveloppe fermée contient beaucoup des maux dont l’enseignement universitaire de la CFB est perclus. Il s’agit d’une part du financement dégressif de l’étudiant puisque le montant est fixe et que la population augmente, et d’autre part de l’effet de compétition et de son corollaire pervers, la chasse à l’étudiant. Focalisons-nous tous ensemble sur cet objectif commun et évitons de polluer le débat avec des éléments qui n’ont rien à voir et servent d’autres visées.
Monsieur le Recteur,
Commentaire de Mateo Alaluf, Laurence Bouquiaux, Gregory Cormann, Daniel de Beer, Thierrry De Smedt, Vinciane Despret, Jacques Fierens, Bruno Frere, Pierre Gillis, Pierre Marage, Jean-Pierre Nandrin, Pierre Rasmont, Isabelle Stengers, Lucienne Strivay, Marcelle Strooban, le 15 jan 2011 à 16:00Nous vous remercions d’avoir réagi sur votre blog à notre texte paru dans La Libre Belgique (5/1/2011). En effet, même si votre appréciation est pour le moins mitigée sinon négative, elle permet de nourrir le débat que nous souhaitons susciter. D’autant plus que vous indiquez que nous partageons les mêmes conclusions, à savoir que le « financement et la restructuration du paysage universitaire doivent faire l’objet d’une révision sur base d’un débat démocratique ».
Nous sommes cependant assez surpris par plusieurs de vos considérations.
En ce qui concerne la démission du recteur de l’ULB, il n’existe pas à notre connaissance de divergence au sein du Conseil d’administration de l’ULB à propos de l’académie universitaire Wallonie-Bruxelles. A aucun moment nous n’avons donc fait quelque rapprochement que ce soit entre la démission du recteur et la constitution des pôles ou académies. La démission du recteur est certes liée, comme vous le dites, à des problèmes internes à l’institution et à la volonté du recteur de réagir à des comportements contraires à son éthique. Nous avons cependant indiqué que les problèmes internes à l’ULB n’étaient pas sans rapport « avec le renforcement du pouvoir central des institutions ». Ce point de vue ne doit pas être partagé par tout le monde mais peut, selon nous, faire l’objet du débat.
En ce qui concerne la restructuration du paysage universitaire, l’ULB a été la première à annoncer dès le 1er février 2002 la création du pôle universitaire Européen Bruxelles – Wallonie. Plusieurs thèses, comme vous le savez, se sont confrontées depuis lors quant aux critères devant présider aux regroupements. Cependant, l’idée selon laquelle la logique de proximité philosophique devait prévaloir avait fait son chemin. Michel Molitor qui a décortiqué ce processus dans une étude minutieuse, conclut en ces termes ses observations : « La logique de la ‘pente naturelle’ a fini par l’emporter, facilitée par l’option d’un des acteurs du système (l’ULB) de privilégier ‘la proximité philosophique’ comme principe de base du premier regroupement qu’elle avait choisi d’opérer » (« Les transformations du paysage universitaire en Communauté française », Courrier Hebdomadaire du CRISP, N° 2052-2053, 2010, p.64).
En ce qui concerne la démocratisation, il est bien évident, et notre formulation était certes approximative, que le nombre absolu de jeunes issus de milieux populaires a augmenté en même temps que le nombre absolu d’étudiants inscrits à l’université. Cependant, nous sommes surpris que vous en tiriez argument, études statistiques à l’appui, car la question de la démocratisation porte, comme vous le savez, sur les proportions. Et là, toutes les données à notre connaissance nous donnent malheureusement raison. Nous vous rappellerons le discours de rentrée académique du recteur Marcel Crochet en 2002. Constatant le doublement du nombre d’étudiants en communauté française depuis 1967 il se demandait si un tel accroissement s’était accompagné d’une démocratisation de l’accès à l’université. Après une étude statistique rigoureuse son constat était sans appel. La proportion des étudiants issus d’un milieu socio-professionnel élevé avait considérablement augmenté pendant cette période alors que la proportion des étudiants de milieux modeste et moyen avait régressé. Il en concluait : « les étudiants issus de milieux modestes sont sous représentés à l’université ». Les données dont nous disposons à présent ne nous permettent pas de conclure que l’harmonisation européenne de l’enseignement supérieur ait, comme le souhaitait le recteur dans son discours, inversé cette tendance et fait en sorte qu’à présent les milieux modestes ne soient plus sous représentés à l’université.
Nous pouvons bien sûr diverger sur l’appréciation des effets de la logique de Bologne sur l’enseignement supérieur et en particulier sur la mise en concurrence des filières universitaires et les procédures d’évaluation que ce système a générées. Par contre, nous ne pouvons accepter votre conclusion suivant laquelle le fait d’engager cette discussion n’aurait d’autre effet que « de polluer le débat » et qui vous conduit au surplus à nous attribuer « d’autres visées ». Nous pensons qu’il reste beaucoup à faire pour transformer l’évaluation en « un outil extrêmement salutaire et informatif pour l’évalué ». Nous nous sommes intéressés non à un principe d’évaluation mais à des procédures. Et les procédures d’évaluations, comme tout « outil », ne sont pas séparables de visées, et donc de conséquences. Celles-ci peuvent certes être diverses mais une telle diversité ne justifie en rien que l’on puisse faire l’économie d’une évaluation de la pertinence de la procédure envisagée eu égard aux effets recherchés comme aussi aux effets non désirés. Il nous semble que le rapport entre une procédure, ses visées, ses effets et les éventuels risques de « dérives » constitue une question assez grave et assez intéressante pour faire l’objet d’une mise à plat, d’une évaluation (informée notamment par ce qui s’est déjà passé à l’étranger) et d’un débat associant tous ceux et toutes celles que l’avenir de nos universités préoccupe.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Recteur, l’assurance de nos sentiments très distingués.
Mateo Alaluf (ULB), Laurence Bouquiaux (ULg), Gregory Cormann (ULg), Daniel de Beer (FUSL), Thierry De Smedt (UCL), Vinciane Despret (ULg), Jacques Fierens (FUNDP), Bruno Frère (ULg), Pierre Gillis (UMONS), Pierre Marage (ULB), Jean-Pierre Nandrin (FUSL), Pierre Rasmont (UMONS), Isabelle Stengers (ULB), Lucienne Strivay (ULg), Marcelle Stroobants (ULB).