Second discours prononcé lors de la Séance solennelle de Rentrée académique de l’ULg, le 22 septembre 2010

L’enseignement universitaire se démocratise.
Voici une affirmation, encore contestée par certains, qui commence à faire ses preuves. Bien sûr, il ne faut pas confondre massification — terme détestable s’il en est — et démocratisation. La première notion est purement quantitative, la seconde est plus qualitative. La première est aisément quantifiable, la seconde l’est moins car elle requiert une analyse fine et très malaisée du statut social de l’étudiant, qui ne peut se réduire à l’avertissement/extrait de rôle de ses parents, pourtant le seul critère que le respect de la vie privée nous autorise à utiliser. Des enfants de riches peuvent avoir rompu avec leurs parents, des parents riches peuvent présenter une déclaration fiscale modeste, l’effort financier consenti pour la formation des enfants par les familles peut varier énormément, même au sein des dépenses totales consacrées aux enfants, et j’en passe. Une chose est claire: le nombre d’étudiants universitaires ne cesse d’augmenter, et c’est une bonne chose. En effet, dans une Communauté comme la nôtre, tout le monde s’accorde aujourd’hui à reconnaître l’importance essentielle de la formation au plus haut niveau pour le maintien d’un dynamisme économique, voire pour engager une réelle croissance économique.
L’augmentation de l’accès à l’Université est donc une bonne chose et nous devons nous en réjouir.

Néanmoins, et ce n’est un secret pour personne, une telle affluence pose quelques problèmes qui méritent toute notre attention.
La première difficulté est tout simplement logistique. Lorsqu’on reçoit plus d’étudiants que les auditoriums ne peuvent en contenir, on se trouve confronté à un problème logistique. Mais tous les problèmes techniques ont leur solution, nous pouvons temporairement les résoudre, et rapidement.

Toutefois, cet aspect purement logistique ne doit pas en masquer un autre, celui qu’impose une loi implacable, la Loi de l’encombrement, qui dit que « plus il y a d’étudiants au cours, moins le cours est efficace ».

Il n’y a donc que deux solutions à ce problème: restreindre l’entrée par un moyen quelconque ou fractionner les grandes sections et multiplier les sous-groupes. La première mesure — un concours ou un examen — comme cela se fait dans tous les pays et communautés qui nous entourent, est impopulaire, contraire aux engagements politiques annoncés et relativement inégalitaire en raison des diversités d’options dans l’enseignement secondaire. La seconde, qui implique de multiplier les encadrants, bien entendu, coûte cher et dépasse les moyens actuels des universités.
Je ne plaiderai pas pour la première — dussé-je déplaire aux doyens des facultés de Médecine qui sont confrontés avec une réalité inextricable et qui ont toute ma sympathie — mais plutôt pour la seconde. Evidemment, dans ce cas, le support financier doit bien provenir du pouvoir subsidiant et je ne suis pas naïf au point d’ignorer que les budgets de la Communauté ne sont pas disponibles aussi simplement que cela. C’est néanmoins, me semble-t-il, la voie que nous devons suivre, dans un effort commun de l’ensemble des universités et du gouvernement.

Je lance donc aujourd’hui l’appel du 22 septembre, un appel qui devrait mobiliser toutes les forces universitaires unies, les responsables politiques ainsi que le monde économique et social, pour la mise sur pied d’un effort collectif de grande envergure visant à refinancer substantiellement l’enseignement universitaire. Un tel refinancement, à propos duquel nous devrions rapidement nous réunir et que nous devons évaluer au plus juste, devrait permettre d’affronter les réalités de notre temps dès la rentrée académique de 2011. Cette année, les universités vont faire avec ce qu’elles ont. Elles vont puiser dans leurs dernières ressources et sacrifier diverses initiatives pourtant bien utiles afin d’assurer la qualité de leur enseignement. Des mesures sont déjà prises, comme le dédoublement des classes, grâce au dévouement des professeurs qui vont donner deux fois leurs enseignement en sacrifiant leurs missions de recherche et de service à la société et je les en remercie très sincèrement. Toutefois ces mesures restent des emplâtres sur des jambes de bois et ne peuvent résoudre que très partiellement le problème. Il nous faut imaginer pour l’avenir des solutions pédagogiquement acceptables et, je le souhaite, profiter de cette difficulté pour accomplir de vrais progrès pédagogiques, en un mot, pour rebondir. Ils nécessiteront des investissements considérables, mais la Communauté tout entière en retirera collectivement les fruits.
J’ai suffisamment dit que j’étais adversaire du principe des classements d’universités puisqu’on y compare des choses non-comparables. Toutefois je constate que, face aux universités du monde entier, c’est essentiellement le critère du taux d’encadrement qui handicape les nôtres.

Il n’est en effet pas tenable d’enjoindre aux universités d’accueillir tout le monde sans aucune forme de sélection et, en même temps, de maintenir fermée l’enveloppe de financement. Quand, en outre, on exige d’elles qu’elles améliorent le taux de réussite, on a atteint le sommet de l’absurde.

Certes, ces objectifs d’ouverture et de réussite sont louables, mais ils ne sont pas gratuits. Les atteindre coûte cher. Dans le carcan financier qui nous est imposé aujourd’hui, c’est «mission impossible».

Venons-en à la sélection. Quels objectifs sert-elle? Essentiellement celui qui consiste à réduire «l’effet de balast» que constituent les étudiants mal orientés ou insuffisamment préparés. La sélection vise à leur épargner l’expérience négative et frustrante de l’échec après une année d’errance plus ou moins consciente. Elle vise aussi, soyons clair, à limiter l’interférence avec ceux qui sont bien à leur place et qui pâtissent de la fameuse «loi de l’encombrement». Pour les opposants à la sélection, ceux qui sont à leur place sont précisément les nantis. Il est plus que temps que la démocratisation de l’accès à l’université se voit attribuer une définition claire. Pour moi, comme pour tout le monde, j’imagine, on peut être d’accord sur celle-ci: c’est la possibilité pour chacun, pour autant qu’il ou elle en ait les capacités, de faire des études universitaires, quel que soit son statut social et financier. C’est le « pour autant qu’il ou elle en ait les capacités» qui est généralement escamoté et qui impose une évaluation. Ce n’est pas parce que des injustices sociales marquent le parcours pré-universitaire des élèves que le diagnostic sur leur état de préparation doit être tabou.

J’ai dit que je ne plaidais pas en faveur d’un tri par concours, le système est déplaisant et, somme toute, injuste quoi qu’on fasse. Dans une certaine mesure, j’accepte de ne pas plaider non plus pour un examen d’entrée, pourtant un moyen simple, efficace et logique de sélectionner. Si on analyse les résultats du 1er Bac en Sciences appliquées, [on constate que 58% des nouveaux entrants réussissent à la fin de l’année alors que ce chiffre tourne autour de 37% pour l’ensemble des facultés.

Au moins alors pourrait-on plaider pour un simple test, destiné à l’étudiant lui-même et qui lui donne, à lui seul, une information, non contraignante, sur l’état de sa préparation à aborder les études qu’il a choisies. Un tel test, pour être réellement informatif et significatif, nécessite un énorme chantier de réflexion, mais s’il est bien un endroit où l’on peut élaborer un tel travail de façon parfaitement professionnelle, c’est à l’Université. J’ai du mal à croire qu’un étudiant averti de ses faiblesses ne soit pas tenté par une opportunité de se préparer spécifiquement. Evidemment, ceci implique la mise en place d’une année ou, selon certaines variantes, d’un semestre, de «remédiation» efficace, donc un coût additionnel non négligeable. Et en outre, ceci nécessite une décision quant à qui, du secondaire ou du supérieur, l’organise — les deux ensemble peut-être — et quant à la manière de ne pas introduire de biais en fonction des universités. Je plaide donc pour la mise en place, dès que possible, d’un test de compétence strictement informatif laissant à l’étudiant la responsabilité de la prise de décision qui en découle. Je plaide en même temps pour une réflexion sur les conditions de sa mise en place — quand, comment, par qui? — et pour la création d’une «remédiation» efficace, juste et équilibrée.

Voila pour le volet du mode de sélection. Maintenant, examinons le volet de l’ouverture universelle. Tout d’abord par rapport aux étrangers. Toutes nos universités sont heureuses d’accueillir des étudiants étrangers. Vous aurez remarqué qu’elles en sont fières et qu’elles ne manquent pas de s’en flatter. Croire que nous sommes mécontents d’un afflux excessif d’étudiants étrangers refoulés par les «numerus clausus» de plus en plus généralisés qui s’instaurent dans leur pays, serait une erreur. Au contraire, nous en sommes ravis. La seule chose qui nous préoccupe, c’est la pléthore par rapport à nos moyens d’encadrement, d’hébergement et d’instrumentation et, une fois de plus, à l’enveloppe fermée qui nous subventionne. Plus le nombre d’étudiants augmente, plus l’enveloppe est étriquée et plus le financement par étudiant diminue, c’est simple à comprendre. Les montants originellement fixés correspondaient pourtant à l’évaluation du coût réel de formation d’un étudiant universitaire. Ce coût aurait-il diminué…?
Il me semble que cela doit être, par contre, un souci pour la Communauté française qui doit certainement se préoccuper du fait qu’elle subventionne de grandes quantités d’étudiants dont la majorité n’exerceront pas le fruit de leur coûteuse formation chez nous. Notre bonne Communauté française Wallonie-Bruxelles, dernier bastion de l’entrée libre, face à la mise en place des concours chez ses voisins et singulièrement chez son voisin francophone principal, me semble devenue une sorte de zone de compétence universelle en matière d’enseignement supérieur.

Si l’afflux d’étudiants étrangers, refoulés par les concours mais cependant bien préparés par au moins une année spécialisée, fait significativement monter le taux de réussite de nos institutions, l’ouverture universelle a eu ses effets pervers. L’initiative de l’entrée libre à l’Université pour les élèves sortant de l’enseignement technique, artistique et professionnel, certes une très généreuse idée pour certaines de leurs orientations dites «de transition» où le niveau de réussite est relativement bon, s’avère cependant désastreuse, avec 6% de réussite pour les autres orientations, soit 6 fois moins que la moyenne générale (qu’ils contribuent à faire descendre). Il est vrai qu’on ne peut que se réjouir pour ces 6% là, qui n’auraient pas accédé à l’Université sans cela. Mais quel gâchis! Est-il raisonnable, et même décent, humainement acceptable, de faire croire ainsi à ces jeunes gens que tout est possible, sans mieux les avertir du niveau qui est le leur et de celui qui est exigé ? Et si on leur laisse leurs chances, ne doit-on pas formellement les avertir ?

Nous sommes aujourd’hui dans la situation de maîtres-nageurs au bord d’un fleuve, responsables de la sécurité de milliers d’enfants attirés par une récompense alléchante sur l’autre rive. Ces maîtres-nageurs savent que 63% de ces enfants (94% pour la catégorie que je viens d’évoquer) seront emportés par le courant simplement parce qu’ils ne savent pas ou pas suffisamment bien nager. Ces maîtres nageurs vous diront ceci: «Nous ne pouvons cautionner ce désastre. Imposons un test de capacité de natation, au calme et loin du danger. Envoyons ceux qui en ont besoin apprendre à nager dans de bonnes conditions. Et laissons ceux qui en ont les capacités et la robustesse traverser le fleuve en minimisant pour eux les embûches, en les accompagnant nous-mêmes et en veillant sur eux.» Ca demande plus de maîtres-nageurs, c’est vrai, et compétents. Beaucoup plus. Et cela coûte plus cher. Beaucoup plus cher. Mais en définitive, n’aurons nous pas bien plus de succès, en nombre de jeunes arrivant sains et saufs sur l’autre rive plutôt qu’en laissant le torrent faire son œuvre et charrier au loin une majorité d’entre eux, s’accrochant aux autres et diminuant les chances de ceux-ci de s’en sortir ?

Voilà, Mesdames et Messieurs, l’état de mes réflexions sur cette question lancinante, devenue aujourd’hui une préoccupation d’urgence, pour toutes les universités, face à l’augmentation du nombre de nouveaux étudiants mais aussi et surtout face au taux important des échecs, malgré les efforts innombrables que nous faisons pour accompagner nos étudiants, efforts dont la liste serait beaucoup trop longue pour que je l’énumère ici. J’en profite pour donner un coup de chapeau à toutes les personnes qui s’y consacrent avec dévouement.
C’est pourquoi je confirme le lancement de cet Appel du 22 septembre pour une prise de conscience citoyenne majeure amenant à un refinancement massif des universités de la CFWB. J’ai conscience du fait que ce refinancement devra être évalué à son juste coût et qu’il ne pourra s’envisager qu’après une réflexion approfondie des diverses questions qui se posent, conjointement avec le gouvernement. Mais j’ai la conviction absolue qu’il n’existe aucune autre issue et qu’il faut qu’on cesse de croire qu’on peut continuer à faire plus (augmenter l’accès, ouvrir au monde entier, augmenter le taux de réussite, augmenter la qualité de la formation) avec moins (laisser diminuer l’allocation par étudiant).
Je suis convaincu que mes collègues recteurs ici présents, de même que l’ensemble de la communauté universitaire francophone belge, et, sans doute, tous les citoyens soucieux du bien public, partageront mon analyse. Je peux témoigner que tous ressentent intimement cette nécessité. Je souhaite que le monde politique s’en fasse le relais, ainsi que le monde économique et social.

Pour un enseignement supérieur de l’excellence et de la compétence, utile au bien-être et au bien-vivre de nos concitoyens, je forme le vœu de pouvoir revenir en ce même endroit dans un an, vous annoncer que la synergie de tous les acteurs impliqués dans cet appel ou interpellés par lui, sera mise en place.