mar 3 août 2010
Peter Suber diffuse aujourd’hui sur son site une réflexion très intéressante sur le « Principe de Garvey ». En 1979, à une époque où seule la publication scientifique sur papier prévalait, William D. Garvey affirmait, dans un ouvrage consacré à la publication scientifique, que, dans certaines disciplines, il s’avère plus aisé de procéder directement à une expérience que de déterminer si elle a déjà été réalisée (W.D. Garvey, Communication: The essence of science, Pergamon Press, Oxford 1979, p. 8.). Cette proposition découlait évidemment de la difficulté qu’éprouvait le chercheur Lambda à accéder à la totalité de la littérature scientifique publiée. En fait, il s’agissait d’un équilibre entre le coût de cet accès et le coût de l’expérience, équilibre très variable selon le domaine et les moyens du chercheur en termes de documentation et en termes d’équipement scientifique.
Selon Suber, on pourrait penser qu’aujourd’hui, à l’âge de la publication électronique, le principe de Garvey ne serait plus valide, mais peut-être ne le serait-il seulement que moins fréquemment qu’il y a trente ans, la « digitalisation » de la littérature scientifique la rendant beaucoup plus accessible. Cependant cet accès est loin de l’être complet aujourd’hui, en raison des embargos et limitations diverses imposés par les éditeurs commerciaux (ce qui suscite plus fréquemment de nos jours une dérobade du lecteur, déjà habitué à la lecture gratuite sur l’Internet) et dans le cas toujours possible où l’expérience est simple et rapide à effectuer. Enfin, il reste la possibilité de l’intérêt à refaire l’expérience malgré tout, pour d’excellentes raisons scientifiques (à ceci près que, s’il s’agit d’une répétition consciente, il n’y aura pas de duplication de publication). A l’avenir, la combinaison de moteurs de recherche de plus en plus performants et de la généralisation de l’accès libre (OA) permettra de périmer le principe de Garvey.
Suber prolonge sa réflexion pour prendre en compte les situations où refaire l’expérience est de loin trop coûteux, voire tout simplement impossible ou contraire à l’éthique actuelle. Son analyse du premier cas (trop coûteux) aborde le sujet des domaines de recherche dont les implications financières sont colossales, un thème qu’il abordait déjà en 2008, tout comme le faisait le journaliste Richard Poynder. Lorsque le coût de l’expérience rend quasi-impossible sa reproduction mais qu’on en a besoin, pour tester une nouvelle théorie par exemple, il est indispensable de rendre accessible, sans aucune limitation, les données originales générées par l’expérience. C’est l’ »Open Data« , OD. Et l’accès doit être totalement libre et gratuit, puisque la coûteuse expérience a déjà été financée, généralement par des deniers publics. Mais l’OD ne suffit pas, il doit être accompagné d’OA, c’est-à-dire d’un accès libre et gratuit aux publications rédigées par les scientifiques qui ont eu le privilège de pouvoir réaliser l’expérience. Et ces principes jouent en faveur du progrès de la science qui est un processus cumulatif, comme le précise Rolf-Dieter Heuer du CERN, interviewé par Poynder. « Plus grand est le nombre de gens qui ont accès aux articles, qui les critiquent, qui les soumettent à l’épreuve de l’examen des données brutes et qui construisent leur propre contribution par dessus, plus vite émergeront de nouvelles solutions ou de nouvelles théories ». Les programmes de « Big Science » impliquent de vastes collaborations, une très grande ouverture internationale et également une maximalisation de l’usage qui peut en être fait. Il est stupide, dit Suber, de financer une expérimentation chère et de rendre coûteux l’accès aux résultats pour ceux qui veulent non seulement les connaître mais en tirer plus encore. Et cette logique s’étend d’une expérimentation individuellement coûteuse à un ensemble d’expérimentations collectivement coûteux.
C’est ici que l’on perçoit bien comment on ne peut que passer d’un raisonnement qui prône la mise à disposition large et gratuite des résultats obtenus (OD) pour des recherches très onéreuses et de l’interprétation qu’en font les chercheurs (OA) à un principe général qui veut que les recherches réalisées au moyen de fonds publics soient rendues accessibles aisément et gratuitement, quel que soit leur coût, aussi bien en tant que résultats bruts qu’en tant que documents interprétés et conclus. C’est là une exigence que devraient avoir tous les organismes finançant la recherche.
Ceux qui connaissent Peter Suber ne s’étonneront pas qu’il aille encore plus loin, défendant l’idée que non seulement ce libre accès porte tant sur les données brutes que sur les articles interprétatifs — donc aux progrès du savoir — mais qu’il s’applique également, avec une large diffusion:
- aux intentions de recherche, c’est-à-dire aux propositions que font les chercheurs en vue d’obtenir des fonds, à un moment où elles ne constituent encore que des hypothèses soumises à évaluation;
- aux propositions dont il a ensuite été démontré qu’elles étaient inopérantes;
- aux hypothèses dont il a ensuite été démontré qu’elles étaient fausses;
- aux observations vraies à l’époque de leur conception mais qu’un environnement évolutif a rendues obsolètes, voire erronées.
Il s’agit évidemment ici d’une ouverture intéressante vers un monde de la recherche très différent du nôtre aujourd’hui, un monde d’une extrême transparence, où ne prévaudraient plus les règles de la compétition, mais qui exacerberait la coopération ouverte et franche. Une sorte de vision, sans doute utopique, de la fraternité absolue de tous les chercheurs dans un but ultime, sympathique mais quelque peu naïf de recherche du bien commun, par dessus les intérêts particuliers… Une telle perspective appelle inévitablement un changement radical dans le mode d’évaluation de la recherche d’une part, des chercheurs d’autre part, évaluation qui valoriserait plus les contributions collectives que l’éclat individuel. Un très beau modèle. Mais notre société humaine est-elle suffisamment mûre pour remettre ses usages en question à ce point…?
Le dernier paragraphe de votre message m’a fortement interpellée…
Je suis entrée dans le monde de la recherche en 1971 comme technicienne de laboratoire à la FUSAGx. Je me suis investie dans mon travail, pleine de conviction, un peu « comme on entre en religion » croyant dure comme fer que la compétition ne seyait pas à ce monde là et que j’allais avoir la chance de vivre entourées de relations solidaires. J’ai perdu quelques illusions au fil du temps et je me retrouve, au seuil de la retraite, avec plus de questions que de certitudes… Vous venez, d’un coup, d’obscurcir ce qu’il me restait de ciel bleu… Ainsi il était utopique de croire à la fraternité entre chercheurs ? Ainsi c’est par naïveté que je me suis battue au jour le jour pour le bien commun, ainsi les intérêts particuliers prévalent ? Ainsi donc toutes mes peurs s’avèrent fondées : il n’y a guère de lieu où l’homme ne soit un loup pour l’homme et les mesquineries, coups bas, entreprises de dénigrement dont j’ai été témoin font partie du lot commun et je ne devrais pas m’en étonner ?
NON ! Je ne peux pas admettre qu’on s’en accommode ! Si ! Je veux croire que mes enfants, au seuil de leur carrière scientifique, seront de ceux par qui viendront la transparence, l’esprit de coopération et le souci du bien commun. J’ose espérer que ce « très beau modèle » sera le leur et qu’ils n’auront pas peur de s’inscrire en faux contre des usages contestables ! Parce que la maturité ne viendra jamais à qui ne se remet pas en question et le monde entier grelottera bientôt s’il n’est peuplé que de tièdes…
Commentaire de Nicole Rucquoy, le 4 août 2010 sur le blog interne
Commentaire de Bernard Rentier, le 4 août 2010 à 18:45Je suis ravi de votre commentaire! Et tant mieux si votre idéal a pu s’accomplir tout au long de votre carrière et que ma remarque vient comme une surprise et une déception seulement maintenant. Il y a en effet bien des domaines de la science où on peut ne pas ressentir les travers auxquels je fais allusion, tant mieux…
Vous aurez compris que ce beau modèle-là est celui pour lequel je me bats, modestement bien sûr, mais comme je peux. En plaidant pour des données ouvertes, des archives ouvertes et un accès libre, c’est cette solidarité-là que je vise et sur laquelle je mise pour le futur. Plus pour moi, mais pour la génération de vos enfants et des miens. Aujourd’hui, le monde de la science est encore trop partgé entre ceux qui veulent sincèrement faire avancer les choses et ceux qui recherchent un objectif personnel. Certes, les deux sont partiellement compatibles, mais il faut tout le temps rester vigilant. Le combat pour l’Open Access est un combat contre ceux qui veulent profiter du système pour faire de l’argent, non pas de manière raisonnable, tout travail méritant rétribution, mais comme des usuriers, en exploitant le fait que le chercheur n’est pas celui qui débourse les coûts de ses publications ni, le plus souvent, de son accès à la documentation. C’est aussi un effort considérable pour faire comprendre au chercheur qu’il est l’otage de ceux qui l’exploitent.
Mon utopie à moi, c’est de participer à un mouvement qui donnera l’accès libre et gratuit à toute la littérature scientifique pour tous les chercheurs du monde, en particulier à ceux qui tentent de faire de la bonne recherche dans des régions du monde très défavorisées…
Mais le réalisme et l’utopie (disons plutôt l’idéalisme, l’utopie n’étant, par définition, pas atteignable) ne font pas aussi mauvais ménage qu’on le dit. Au contraire, il est essentiel de faire preuve d’un grand réalisme lorsqu’on vise un idéal, tout combat demandant une parfaite connaissance des positions de l’adversaire.
Rassurez-vous, la note que je pose en bémol à la fin de mon billet est mon côté réaliste, celui que je dois avoir pour faire comprendre que tout n’est pas réglé, que les carottes ne sont pas cuites et que ce monde de la recherche, généreux et collectif, ne s’instaurera complètement que si tous les chercheurs saisissent bien l’importance et la nécessité du changement, qui ira bien au delà du simple idéal de l’Open Access.
Commentaire de Bernard Rentier, le 4 août 2010 à 18:46QUESTION DE PRIORITÈ:
L’accès libre aux articles publiés dans les revues scientifiques ainsi que l’accès libre aux données scientifiques sur lesquelles les articles sont basés sont tous les deux souhaitables. Mais dans le cas des articles, il n’y a aucun conflit d’intérêt entre le chercheur/auteur et l’objectif de les rendre libre d’accès. Ceci n’est pas toujours le cas pour les données crues: Les chercheurs, après tout, ne sont pas uniquement ni principalement des moissonneurs de données. Ils font la collecte pour ensuite faire l’exploration de données et les tests d’hypothèse à partir de leur récolte. Ceci peut durer du temps — parfois beaucoup de temps. Donc c’est évident que le moment à fournir l’accès libre aux articles scientifiques, c’est au plus tard le moment où la version expertisée et corrigée est accepter par la revue scientifique. Pas de point analogue pour les données crues.
C’est pourquoi les universités et les organismes de subvention peuvent exiger officiellement à leurs chercheurs de mettre en accès libre leurs articles au moment de l’acceptation. Non seulement les chercheurs ne s’y opposent pas, mais ils obéissent volontiers, car qu’ils en profitent sensiblement. Ce ne serait pas le cas, en général, pour leurs données.
Donc les politiques officielles de mise en accès libre des articles, comme celle de l’Université de Liège, doivent primer. L’usage rehaussé ainsi que les citations augmentées que génère l’accès libre récompensent le chercheur d’une façon evidente et déjà appréciée. La sensibilisation aux récompenses et aux avantages d’un partage plus complet des données (et leurs indicateurs) suivra après.
Commentaire de Stevan Harnad, le 5 août 2010 à 1:06Merci pour ce billet qui confirme mes idées sur cette question. Cependant sur les données brutes, effectivement c’est plus complexe et il faut mettre en place – par exemple – des barrières mobiles « protégeant » les données pour une période donnée et révisable, ex. pour une thèse, un embargo de 3/4 ans sur les données (les métadonnées étant elles librement accessibles). Nous avons mis cela en place dans le projet MédiHAL (http://medihal.archives-ouvertes.fr) que j’ai co-créé avec le centre pour la communication scientifique directe du CNRS en France. MédiHAL permet aux chercheurs et universitaires de déposer des images scientifiques dans l’esprit de l’open access.
Commentaire de Stéphane POUYLLAU, le 10 août 2010 à 7:58En réponse à Stevan Harnad et à Stéphane Pouyllau, je dirai que, oui, en effet, mon optimisme est exagéré. L’urgence, c’est de mettre les publications en accès aussi libre que possible sur les dépôts institutionnels. Vouloir d’emblée rendre les données publiques est évidemment excessif et pourrait avoir un effet boomerang déplorable: l’échec de l’Open Data, même temporaire, ne peut décourager l’Open Access aux publications.
A ce propos, voici une réflexion intéressante de Felicia LeClere sur le sujet de l’Open Data…
Commentaire de Bernard Rentier, le 18 août 2010 à 20:29