Peter Suber diffuse aujourd’hui sur son site une réflexion très intéressante sur le « Principe de Garvey ». En 1979, à une époque où seule la publication scientifique sur papier prévalait, William D. Garvey affirmait, dans un ouvrage consacré à la publication scientifique, que, dans certaines disciplines, il s’avère plus aisé de procéder directement à une expérience que de déterminer si elle a déjà été réalisée (W.D. Garvey, Communication: The essence of science, Pergamon Press, Oxford 1979, p. 8.). Cette proposition découlait évidemment de la difficulté qu’éprouvait le chercheur Lambda à accéder à la totalité de la littérature scientifique publiée. En fait, il s’agissait d’un équilibre entre le coût de cet accès et le coût de l’expérience, équilibre très variable selon le domaine et les moyens du chercheur en termes de documentation et en termes d’équipement scientifique.

Selon Suber, on pourrait penser qu’aujourd’hui, à l’âge de la publication électronique, le principe de Garvey ne serait plus valide, mais peut-être ne le serait-il seulement que moins fréquemment qu’il y a trente ans, la « digitalisation » de la littérature scientifique la rendant beaucoup plus accessible. Cependant cet accès est loin de l’être complet aujourd’hui, en raison des embargos et limitations diverses imposés par les éditeurs commerciaux (ce qui suscite plus fréquemment de nos jours une dérobade du lecteur, déjà habitué à la lecture gratuite sur l’Internet) et dans le cas toujours possible où l’expérience est simple et rapide à effectuer. Enfin, il reste la possibilité de l’intérêt à refaire l’expérience malgré tout, pour d’excellentes raisons scientifiques (à ceci près que, s’il s’agit d’une répétition consciente, il n’y aura pas de duplication de publication). A l’avenir, la combinaison de moteurs de recherche de plus en plus performants et de la généralisation de l’accès libre (OA) permettra de périmer le principe de Garvey.

Suber prolonge sa réflexion pour prendre en compte les situations où refaire l’expérience est de loin trop coûteux, voire tout simplement impossible ou contraire à l’éthique actuelle. Son analyse du premier cas (trop coûteux) aborde le sujet des domaines de recherche dont les implications financières sont colossales, un thème qu’il abordait déjà en 2008, tout comme le faisait le journaliste Richard Poynder. Lorsque le coût de l’expérience rend quasi-impossible sa reproduction mais qu’on en a besoin, pour tester une nouvelle théorie par exemple, il est indispensable de rendre accessible, sans aucune limitation, les données originales générées par l’expérience. C’est l’ »Open Data« , OD. Et l’accès doit être totalement libre et gratuit, puisque la coûteuse expérience a déjà été financée, généralement par des deniers publics. Mais l’OD ne suffit pas, il doit être accompagné d’OA, c’est-à-dire d’un accès libre et gratuit aux publications rédigées par les scientifiques qui ont eu le privilège de pouvoir réaliser l’expérience. Et ces principes jouent en faveur du progrès de la science qui est un processus cumulatif, comme le précise Rolf-Dieter Heuer du CERN, interviewé par Poynder. « Plus grand est le nombre de gens qui ont accès aux articles, qui les critiquent, qui les soumettent à l’épreuve de l’examen des données brutes et qui construisent leur propre contribution par dessus, plus vite émergeront de nouvelles solutions ou de nouvelles théories ». Les programmes de « Big Science » impliquent de vastes collaborations, une très grande ouverture internationale et également une maximalisation de l’usage qui peut en être fait. Il est stupide, dit Suber, de financer une expérimentation chère et de rendre coûteux l’accès aux résultats pour ceux qui veulent non seulement les connaître mais en tirer plus encore. Et cette logique s’étend d’une expérimentation individuellement coûteuse à un ensemble d’expérimentations collectivement coûteux.

C’est ici que l’on perçoit bien comment on ne peut que passer d’un raisonnement qui prône la mise à disposition large et gratuite des résultats obtenus (OD) pour des recherches très onéreuses et de l’interprétation qu’en font les chercheurs (OA) à un principe général qui veut que les recherches réalisées au moyen de fonds publics soient rendues accessibles aisément et gratuitement, quel que soit leur coût, aussi bien en tant que résultats bruts qu’en tant que documents interprétés et conclus. C’est là une exigence que devraient avoir tous les organismes finançant la recherche.

Ceux qui connaissent Peter Suber ne s’étonneront pas qu’il aille encore plus loin, défendant l’idée que non seulement ce libre accès porte tant sur les données brutes que sur les articles interprétatifs — donc aux progrès du savoir — mais qu’il s’applique également, avec une large diffusion:
- aux intentions de recherche, c’est-à-dire aux propositions que font les chercheurs en vue d’obtenir des fonds, à un moment où elles ne constituent encore que des hypothèses soumises à évaluation;
- aux propositions dont il a ensuite été démontré qu’elles étaient inopérantes;
- aux hypothèses dont il a ensuite été démontré qu’elles étaient fausses;
- aux observations vraies à l’époque de leur conception mais qu’un environnement évolutif a rendues obsolètes, voire erronées.

Il s’agit évidemment ici d’une ouverture intéressante vers un monde de la recherche très différent du nôtre aujourd’hui, un monde d’une extrême transparence, où ne prévaudraient plus les règles de la compétition, mais qui exacerberait la coopération ouverte et franche. Une sorte de vision, sans doute utopique, de la fraternité absolue de tous les chercheurs dans un but ultime, sympathique mais quelque peu naïf de recherche du bien commun, par dessus les intérêts particuliers… Une telle perspective appelle inévitablement un changement radical dans le mode d’évaluation de la recherche d’une part, des chercheurs d’autre part, évaluation qui valoriserait plus les contributions collectives que l’éclat individuel. Un très beau modèle. Mais notre société humaine est-elle suffisamment mûre pour remettre ses usages en question à ce point…?