Le paradoxe

L’accès libre à l’information scientifique est l’un des enjeux les plus fondamentaux de la société de l’information telle que la façonnent les progrès de la science et des technologies, ainsi que de la communauté scientifique globale.

Toutefois, aujourd’hui, le monde de la recherche se trouve dans une situation pour le moins paradoxale:
- La plus grande partie de la recherche scientifique de haut niveau est financée par des établissements publics ou philanthropiques.
- Les chercheurs rendent compte de leurs résultats dans des articles qu’ils offrent gratuitement aux journaux scientifiques afin de faire connaître leurs travaux, de se faire connaître eux-mêmes et de parfaire leur curriculum vitæ. Pour ce faire, ils renoncent explicitement à leurs droits d’auteurs et donc à la propriété intellectuelle qui est la leur et celle de l’institution où ils travaillent.
- Ces mêmes auteurs assurent également la qualité des articles publiés par d’autres dans ces journaux en lisant et critiquant les articles soumis par leurs pairs.
- Ils achètent, quelquefois à prix d’or, les journaux en question pour y lire les articles de leurs pairs.
- Malgré ce travail énorme de production et d’assurance de qualité, les chercheurs ont perdu tout contrôle sur ce processus pourtant si intimement lié à leurs intérêts primordiaux, un processus qui ne pourrait exister sans eux à aucun niveau (production, contrôle de qualité, lecture). Le prix de vente des abonnements à la plupart des journaux scientifiques est extrêmement élevé, et ne cesse de grimper toujours plus haut, les rendant petit à petit inaccessibles aux scientifiques du monde entier.

L’information scientifique se trouve donc devant un fossé financier irrationnel, artificiel et de plus en plus infranchissable et devant cet extraordinaire paradoxe qui est qu’ils font tout, de la production à la consommation, et qu’ils paient à tous les niveaux. Et ils tirent de cette arnaque une telle fierté, une telle satisfaction d’ego, qu’ils se font piéger avec consentement, paient leurs frais de recherche, paient leur frais de publication de plus en plus souvent et de plus en plus cher, font le reviewing gratuitement et achètent les revues. En outre, de nos jours, on exige d’eux de fournir leurs manuscrits « camera ready », dégageant les éditeurs du travail typographique. Les efforts que font les institution de recherche pour acheter les revues (2,5 millions d’euro dans une université comme la nôtre) escamotent aux yeux des chercheurs une partie du coût réel de ce paradoxe et contribuent sans doute ainsi à la soumission générale, mais le paradoxe est quand même bien réel.

Le paradigme

Sans prétendre être la panacée, et sans vouloir nuire aux éditeurs honnêtes — ceux qui n’ont pas perdu le sens moral et savent se contenter d’un profit légitime et raisonnable — le mouvement pour les journaux en libre accès et les archives libres offre des approches pratiques qui permettent à l’information scientifique d’être librement accessible dans le monde entier, en accord avec les conceptions les plus nobles des scientifiques.
Le Libre Accès conduit, dans les pays industrialisés, à des économies considérables dont on a un besoin urgent pour maintenir un niveau raisonnable au financement de la recherche.
Le Libre Accès accorde aux pays en voie de développement et en transition un accès gratuit à la connaissance scientifique, ce qui constitue une condition absolue et fondamentale pour l’établissement d’un système éducatif efficace, et pour fournir la base d’un développement intellectuel et économique durable. Il aiderait également les pays émergents à constituer leurs propres journaux scientifiques. Seule l’inertie historique maintient la situation actuelle.

La guerre est déclarée

La «Déclaration de Berlin sur le Libre Accès à la Connaissance en Sciences exactes, Sciences de la vie, Sciences humaines et sociales», signée le 22 Octobre 2003 par les agences allemandes et françaises de recherche est vraiment une étape majeure en faveur du Libre Accès qui a véritablement déclenché un changement de paradigme partout dans le monde, en ce qui concerne l’édition scientifique. De nombreuses agences de recherches dans divers autres pays ont, depuis, signé cette déclaration. Il se dessine donc une nouvelle dynamique vers le Libre Accès, reconnue dans la déclaration de principe qui dit ceci:
«Nous nous efforçons de promouvoir un accès universel, avec égalité des chances pour tous aux connaissances scientifiques ainsi que la création et la vulgarisation des informations scientifiques et techniques, y compris les initiatives favorisant l’accès libre aux publications scientifiques».
En fait, il s’agit bien, pour les chercheurs et quel que soit leur domaine de recherche, de reprendre en mains un processus qui leur a malencontreusement échappé.

Il faut que chacun comprenne bien la lutte sans merci que nous avons décidé de mener contre des procédés commerciaux inacceptables qui se pratiquent à nos dépens et que nous ne pouvons plus tolérer.
En allant aussi loin, les « éditeurs prédateurs » ont poussé à bout les responsables des bibliothèques et de tous les outils de documentation, leur ont donné la rage de réagir violemment et de combattre. Cette colère atteint aujourd’hui les chercheurs qui, bien qu’au centre du débat, l’ignoraient jusqu’ici largement, puisque rarement au courant de la réalité de la flambée des prix par ce processus insidieux de dissociation des tâches que je mentionnais plus haut.
En outre, ils ont permis la démonstration que, plus qu’une solution de défense, la publication en accès libre est un véritable progrès technique et fonctionnel et qu’il n’y aura pas de retour en arrière.

La guerre est déclarée. Elle se combattra par beaucoup de moyens, mais puisqu’il s’agit d’un Goliath contre une multitude de petits David, ceux-ci doivent s’unir et utiliser les avancées technologiques à leur disposition pour se battre.
De toute évidence, la guerre implique un blocus, un boycott complet des éditeurs sans scrupules, tant à l’achat, donc la lecture, qu’à la production, donc la publication, en passant par l’assurance de qualité du produit, donc le reviewing. Il faut que les chercheurs comprennent bien cela: ce sont eux qui sont pris au piège, pas les bibliothécaires. Et ce sont justement eux qui ont les armes, mais il faut qu’ils s’en servent !

Alors, commençons aujourd’hui, en bons scientifiques, par analyser froidement la situation et examinons les pistes qui s’offrent à nous.

Qu’est-ce qui importe ?

L’objectif de la publication est que le chercheur puisse relater ses travaux de telle manière que le plus grand nombre possible d’autres chercheurs puissent en prendre connaissance. Si l’accès à cette publication est peu coûteux, rapide et si la diffusion en est large, le chercheur a atteint son véritable but. L’Internet permet un accès gratuit, immédiat et universel, il constitue donc le moyen idéal de diffuser les informations scientifiques.

Dans la déclaration de l’IFLA (International Federation of Library Associations and Institutions; http://www.ifla.org/) sur l’Accès libre à la littérature scientifique et à la documentation de recherche, on trouve : L’accès libre garantit l’intégrité du système de communication scientifique en assurant que toute recherche et connaissance est disponible à perpétuité pour un examen illimité et, si nécessaire, pour un développement ou une réfutation.

On peut penser qu’un tel mode de diffusion a déclenché aussitôt un grand enthousiasme dans le monde scientifique, mais ce n’est pas encore vraiment le cas, bien que les choses évoluent vite.

Quels sont les freins à la généralisation de ce système ?

1. La pérennité de mes publications est-elle assurée ?
2. Trouverai-je un journal électronique dans lequel cadreront mes recherches ?
3. Comment la qualité scientifique du contenu de mes publications sera-t-elle contrôlée ?
4. Comment assurerai-je un bon niveau de facteur d’impact si je ne publie plus dans des revues cotées ?

Les réponses à ces inquiétudes sont simples:

1. Techniquement, la stabilité des contenus n’est pas plus précaire parce qu’elle est électronique. Il ne s’agit que de reproduire suffisamment de versions de l’original pour éviter toute perte définitive, de transposer les contenus sur de nouveaux supports lorsque les standards évoluent et de conserver des tirages papier dans des bibliothèques, si l’on croit plus à la pérennité du papier qu’à celle des supports électroniques. Beaucoup d’universités, comme la nôtre, envisagent d’entreposer une version électronique et une version papier des toutes les publications de ses chercheurs.

2. Les « journaux » électroniques sont aujourd’hui toujours plus nombreux. Dans le Directory of Open Access Journals, 2235 journaux sont répertoriés (une soixantaine il y a quatre ans) et leur table des matières et souvent les résumés d’articles sont accessibles. Parmi eux, 638 journaux permettent la lecture complète des articles, actuellement, 97.820 articles sont disponibles (http://www.doaj.org/)

3. Le peer reviewing est lié à la volonté des chercheurs de garantir la qualité de leurs publications. On peut aussi bien soumettre à l’avis des pairs une publication électronique qu’une publication traditionnelle.

4. La mesure de l’impact d’un article électronique est bien plus précise (l’impact peut être celui de l’article lui-même et non celui de la revue qui le publie) et plus immédiate que la mesure d’impact devenue classique. Par ailleurs, l’impact véritable, c’est-à-dire le nombre de ses lecteurs, est bien plus grand avec ce type de diffusion par internet et, partant, les opportunités d’être cité par ses pairs sont beaucoup plus grandes. Ainsi, un article publié cette semaine (électroniquement!) par Gunther Eysenbach (« Citation Advantage of Open Access Articles ») expose clairement les atouts de la publication électronique en accès libre : http://biology.plosjournals.org/perlserv/?request=get-document&doi=10%2E1371%2Fjournal%2Epbio%2E0040157#AFF1/. La revue édite par ailleurs un commentaire sur cet article : http://biology.plosjournals.org/perlserv/?request=get-document&doi=10.1371/journal.pbio.0040157/ Il en ressort que les articles en accès libre sont plus rapidement lus et cités, démontrant bien la thèse que nous défendons depuis plusieurs années et qui affirme que la publication en libre accès favorise et accélère la diffusion des connaissances, le dialogue entre les chercheurs et qu’elle devrait donc se généraliser le plus rapidement possible.

Pour cela, il importe que les jurys et commissions qui sont appelés à juger de la qualité scientifique d’un chercheur ou d’une équipe de chercheurs accordent tout le crédit qu’elles méritent à ces publications.

La recherche universitaire, service public

Un dernier élément entre en compte : les recherches réalisées avec des deniers publics ne doivent-elles pas être rendues accessibles à tous ?

Les Etats Unis d’Amérique viennent de franchir ce pas, par l’adoption du Federal Research Public Access Act qui exige de toute agence fédérale dont le budget dépasse 100 millions de dollars qu’elle mette en œuvre une politique d’accès libre assurant la mise sur Internet de tout article résultant d’une recherche subventionnée par cette agence au plus tard six mois après sa publication. L’agence doit obtenir de chaque chercheur qu’il dépose une version électronique de son article accepté pour publication dans un journal revu par des pairs. Elle doit assurer la préservation durable du manuscrit sous forme électronique et son accès permanent, libre et gratuit pour tous.
http://cornyn.senate.gov/index.asp?f=record&lid=1&rid=237171/.

La Communauté européenne se penche actuellement sur l’identification d’un moyen d’arriver au même objectif : rendre au public ce qui a été obtenu avec des deniers publics.
http://europa.eu.int/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/06/414/.

Enfin, quand on considère bien tous les éléments positifs de la publication en libre accès (rapidité, efficacité, universalité du lectorat potentiel, référence rapide par lien électronique, utilisation de techniques inapplicables à la publication sur papier telles que les animations, les films, etc; connaissance permanente des documents où nos propres travaux sont cités), on comprend que la voie est tracée, que le mouvement est irréversible et que désormais, les scientifiques vont se tourner vers ce nouveau mode de publication. Un nouveau paradigme est né, et avec lui une nouvelle ère de la recherche scientifique.