Dans le charmant petit athénée champêtre où j’ai fait mes études secondaires, le directeur-préfet — un homme aux dehors bourrus mais chez qui plusieurs signes nous ont finalement indiqué qu’il avait plus grand cœur que ses attitudes martiales et autoritaires ne le laissaient penser — décida un jour qu’il était interdit de jouer au ballon dans la cour de récréation. Nul bris de vitre, nulle urgence à l’infirmerie n’avait précipité cette décision suprême… c’était comme ça, point final. La contravention ne se fit pas attendre: l’interdiction donnait même une attractivité particulière à un jeu pourtant négligé par beaucoup d’entre nous, en temps ordinaire, et nous inventâmes toutes sortes de jeux de balle clandestins qui eurent vite du succès. Non pas que nous ayons éprouvé une passion particulière pour ces jeux, mais nous détestions l’interdiction. Déjà, bien avant ’68. La sanction fut immédiate: tout le monde fut puni et nous dûmes passer l’heure de midi à tourner en carré, en rang par deux, dans la cour. Un professeur peu amène dont la satisfaction sadique éclairait le visage réjoui se trouva investi du rôle de garde-chiourme, planté au milieu de la cour, prêt à aggraver la peine de celui qui oserait rompre l’ordonnancement improvisé de cette belle manifestation de discipline. Après quelques minutes de ce manège qui en rappelait d’autres, bien plus graves, une dame toute menue, un professeur de morale, croisa les rangs et avança droit sur son collègue (que nous avions déjà, avec notre humour instantané de potache, traité à voix basse de « sauvage central »), se souleva sur la pointe de pieds et lui mit une claque bien sonnante en pleine figure en le traitant de « nazi ». Ceci eut pour effet de dissoudre le double rang et d’éparpiller tout le monde en une fin de récréation plutôt calme. Nous eûmes l’élégance de ne pas relancer de ballon…

Cette anecdote me revient souvent à l’esprit, comme une belle démonstration de divers aspects importants de la relation d’autorité, en particulier l’inefficacité de l’abus de pouvoir stupide et l’injustice de la sanction collective disproportionnée.

Notre université a été récemment endeuillée par la noyade accidentelle d’un de nos étudiants lors d’une fête estudiantine organisée par une association d’étudiants de l’Enseignement supérieur dans un chapiteau dressé au Val Benoît. Nous en avons tous été très sincèrement consternés. Mon propos ici ne sera pas de chercher les responsabilités. Le monde est rempli d’endroits dangereux, les fêtes estudiantines sont toujours très arrosées, les jeunes adultes majeurs dont les actes sont habituellement responsables cèdent naturellement aux excès de ces soirées, il n’est donc pas surprenant que des accidents stupides arrivent. Le chapiteau est planté sur un terrain dont l’Université est encore propriétaire et les abords du fleuve qui coule à proximité ne sont guère sécurisés à cet endroit. Personne n’est satisfait de cet emplacement, dont nous avons souligné à maintes reprises les dangers: la voie rapide, la Meuse proche, etc. Par ailleurs, la Ville et l’Université ont reçu la demande d’autorisation de la part des organisateurs plus d’une semaine après le drame.

Suite à cet accident, j’ai reçu un abondant courrier, unanime quant à ma non-responsabilité, mais suggérant paradoxalement que je « fasse quelque chose ». On sent le malaise. Et revenait invariablement la notion d’interdiction, me rappelant ainsi l’anecdote de l’athénée. De toute façon, la seule chose que je puisse interdire à des majeurs en l’occurrence, c’est l’utilisation de l’emplacement. Tout le reste sort de ma compétence. Je ne puis interdire les « guindailles », baptêmes et autres libations et ce n’est pas, vous l’aurez compris, ma philosophie en cette matière. Je suis même tellement conscient de cette impuissance bien assumée, que j’ai proposé l’utilisation d’un terrain sécurisé dans le domaine du Sart Tilman. Je me sentais évidemment coincé comme un parent à qui sa fille demande si elle peut prendre « la pilule »: résolu à protéger mais pas vraiment prêt à admettre… On n’est jamais gagnant dans ce dilemme. Mais la proposition fut refusée car elle était « trop ULg » (la majorité des « guindailleurs » est non-universitaire) et puis elle ne réglait pas le moins du monde le problème des risques en les reportant au moment du retour vers la ville, on ne sait dans quel état ni par quels moyens…

Aujourd’hui, le chapiteau du Val Benoît est « sécurisé », entouré d’une haute grille qui lui donne des airs de centre fermé, ou de parc à bestiaux, mais que pouvait-on faire de mieux? Les abords de la Meuse sont également barricadés, et voilà. Un emplâtre sur une jambe de bois, mais c’est mieux que rien. Le bourgmestre a également ordonné une présence policière sur les lieux lors des « événements ». On comprend évidemment que tout ceci ne résout rien de manière définitive. D’autres villes universitaires ont joué le jeu de l’installation, à grands frais, de véritables bunkers destinés aux libations, avec les excès que cette sorte d’officialisation peut induire, les nuisances de quartier et les dangers du retour vers les lieux de résidence, quoi qu’il arrive.

Après l’accident, j’ai immédiatement mis cette question à l’ordre du jour de notre Conseil d’administration de février. Nous y avons décidé de discuter de ce sujet au nouveau Conseil de la Vie Etudiante, qui est notre organe officiel de concertation. Je l’ai également fait mettre à l’ordre du jour de notre prochaine réunion de contact Ville de Liège-Université. Le Premier Vice-Recteur a déjà organisé une rencontre avec les étudiants du C.A. pour devancer les échéances en ce qui concerne les « guindailles » et le bal. Par ailleurs, l’Administration de l’Enseignement et des Etudiants avait lancé depuis plusieurs années avec l’aide de mon conseiller à la santé des campagnes de sensibilisation des étudiants aux assuétudes, tabac, alcool, drogues. Elle distribue des publications sur le sujet, mais nous ne pouvons tout interdire, pas plus que de jouer au ballon dans la cour…

Et que dire des excès dénoncés dans la presse ces derniers jours, de la part d’étudiants partis aux sports d’hiver et qui, lors de beuveries imbéciles, se livrent à de véritables déprédations. La presse ne parle pas de simples jeunes gens, citoyens adultes et supposés responsables. Elle parle d’étudiants de HEC-ULg, comme si la faculté devait porter une quelconque responsabilité, ne fut-ce que morale dans ces dérives scandaleuses. Ne doit-on pas s’interroger sur l’ensemble des responsables éducatifs qui accompagnent les enfants vers l’âge adulte où ils deviennent responsables d’eux-mêmes, à commencer par les parents? Récemment, des étudiants, plusieurs heures après la fin de l’autorisation qui leur avait été donnée d’organiser une « fête » au Sart Tilman, ont fait irruption dans un amphithéâtre et ont vidé un extincteur sur le professeur, en plein cours. Malheureusement pour eux, l’un d’eux avait filmé la scène en video. Devant la gravité des événements et le coût exorbitant des dommages causés, le caméraman prit peur et livra son document. Le responsable fut convoqué, admonesté et exclu de l’université (de manière temporaire mais entravant sérieusement la suite de ses études). Il était le seul du groupe à être étudiant à l’ULg.

A ce propos, la seule sanction dont je dispose en dehors de la simple admonestation, c’est l’exclusion, ce qui compromet l’année d’études voire l’ensemble des études si elle est définitive (et il s’agit alors d’une décision du Conseil d’administration). Je le regrette car ce sont des sanctions qui entravent les études, ce qui est aux antipodes de notre mission. Je milite donc pour pouvoir prescrire des peines dites alternatives. En clair, je pense que ce garnement (dommage de devoir dire cela d’un majeur) aurait pu recevoir une bien meilleure leçon que celle d’un échec universitaire forcé en étant, par exemple, contraint de nettoyer complètement les toilettes que sa joyeuse bande d’écervelés avait souillés au delà de toute description.

Du coup, on déborde sur le sempiternel sujet des baptêmes estudiantins et de leur expression dérangeante en public dans les rues de la ville, jusque sur les marches du bâtiment central. Je ne puis interdire les baptêmes, tout au plus puis-je les interdire sur les propriétés universitaires. Mais ce qui me dérange vraiment, au point de l’interdire formellement sous peine de sanctions graves, ce n’est pas tant la beuverie et les risques qu’elle comporte, ni l’endroit où elles se déroulent, que l’humiliation qu’infligent à des êtres humains d’autres êtres humains sur la seule base de leur ancienneté dans l’Institution. C’est là que la gifle au prof traité de « nazi » me revient en mémoire. C’est là que l’abus de pouvoir me heurte car je ne puis me résoudre à admettre qu’une telle soif de pouvoir sur l’autre au delà de toute décence et de toute humanité puisse être inscrite dans nos gènes au point qu’elle ne puisse être empêchée. Et c’est là que je franchis la barrière que je m’impose en matière d’interdiction. En particulier lorsque l’humiliation — que les défenseurs des baptêmes me disent acceptée par des « bleus » consentants — se dévoile comme une épreuve discriminatoire, toutes sortes de privations de droits élémentaires sanctionnant son refus par un nouveau venu. Là, c’en est trop. Il s’agit en fait d’un harcèlement moral caractérisé, qui n’a pas sa place dans notre université. Point final. Certes, les aficionados du bizutage me renverront à mon anecdote, mais ici, il ne s’agit plus de jeu de ballon dans une cour de récréation, il s’agit de droits humains élémentaires et d’abus d’autorité, même ci celle-ci reste occulte. J’aime beaucoup le vieux slogan soixante-huitard « il est interdit d’interdire » mais la liberté des uns s’arrête lorsqu’elle atteint celle des autres. Nous interdirons donc.

J’en terminerai par une note envoyée par le recteur aux étudiants, il y a… quelque temps:

Madame,
Mademoiselle,
Monsieur,

Vous vous inscrivez pour la première fois à l’Université de Liège. Je vous souhaite la bienvenue, et plein succès dans vos études.
Sans doute serez-vous sollicité prochainement pour participer au rituel du baptême étudiant. Je tiens à cet égard à vous faire les commentaires suivants.
Les baptêmes constituent des manifestations privées, totalement étrangères à l’Université, qui n’assume dès lors aucune responsabilité à ce sujet. Ils ne peuvent avoir lieu dans ses locaux ni impliquer en aucune façon son personnel. Dès lors, ils n’ont, bien entendu, aucun caractère obligatoire.
Les baptêmes ne peuvent avoir aucune conséquence, quelle qu’elle soit, sur le déroulement des études. Ceci signifie que tous les étudiants, baptisés ou non, doivent bénéficier des mêmes conditions d’accès aux locaux, aux cours et aux syllabus.
Tout étudiant qui estimerait faire l’objet de mesures discriminatoires à cet égard est en droit d’en avertir le Recteur, qui pourra prendre les dispositions qui se révéleraient nécessaires.
Par ailleurs, vous devez savoir que de telles discriminations ainsi que certains excès dans les contenus des épreuves imposées aux candidats au baptême sont passibles des sanctions de droit commun.
En résumé, vous êtes un adulte libre d’accepter ou non de participer à ces rituels et dont la décision ne peut avoir aucune conséquence dommageable.
Bien conçu, le baptême doit rester un mode sympathique d’accueil et d’intégration des étudiants.

Arthur BODSON
Recteur

Que du bon sens. Pas une ligne à changer, 20 ans après… Je l’ai donc renvoyé aux étudiants… l’an dernier…