lun 28 sept 2009
Je vous annonçais hier la naissance d’EOS (Enabling Open Scholarship) et de son site web.
Il s’agit donc d’un groupement qui vise avant tout à fédérer les universités du monde entier (c’est pourquoi nous avons changé le nom de « EurOpenScholar » utilisé en 2007 en « Enabling Open Scholarship »), dans un effort de généralisation de l’obligation faite à leurs chercheurs de déposer la version complète (full text) de leurs publications dans un dépôt institutionnel (chez nous: ORBi).
EOS est basé sur le raisonnement suivant:
1. Le coût des publications (articles de journaux scientifiques) est devenu exorbitant. Il a entraîné une réaction qui s’est traduite par l’émergence du concept de l’Open Access (OA). Comme tout a un coût, aller au bout du concept veut dire « payer pour publier au lieu de payer pour lire ».
2. Aujourd’hui, on constate que les journaux qui ont adopté la politique de l’OA et qui ont attiré les chercheurs avec des prix de publication raisonnable, sont en train de pervertir l’idée et ont triplé et parfois même quadruplé leurs prix (c’est le cas de BMC et, avec un léger décalage dans le temps, de PLOS qui n’a encore « que » doublé!).
3. Comment s’expliquer ces dérives, si ce n’est par l’appât du gain ? Et, sans aucun doute par le rachat de BMC par un grand groupe d’édition…
Tout simplement par le le principe du tiers payant. Jusqu’aujourd’hui, ce sont les universités qui prennent en charge l’achat des revues, les abonnements, les « packages » divers. Elles se regroupent de plus en plus souvent en consortiums pour le faire. Et elles achètent ainsi la documentation dont leurs chercheurs ont besoin, sous forme papier ou électronique ou — le plus souvent maintenant — les deux. Ceci a pour conséquence de déconnecter le chercheur de la réalité du coût de ses lectures. Et cette déconnection est encore plus réelle pour l’électronique (qui a l’apparence de la gratuité, habitués que nous sommes à la quasi-gratuité de l’Internet) que pour le papier.
4. On a tout d’abord pensé, avec les pionniers de l’OA comme Peter Suber, que le fait que le chercheur paie pour publier — et qu’il le fasse à l’aide de ses budgets de recherche — allait, en supprimant le tiers payant, forcer un véritable contrôle des prix de l’OA.
5. Logiquement, on a étendu le raisonnement et on a imaginé que, puisque les universités allaient faire des économies en abandonnant les abonnements aux revues classiques, elle allaient pouvoir aider leurs chercheurs en prenant en charge les frais de publication dans les revues en OA. C’est ce que nous avons fait à l’ULg en couvrant les frais de publication dans les différentes revues de BMC qui étaient les revues en OA les plus demandées.
6. En faisant cela, on restaurait évidemment le principe du tiers payant, et on laissait se réinstaller une escalade inconsidérée des prix, qui apparaît ainsi comme un phénomène économique et sociétal inévitable (seule notre naïveté pouvait nous faire penser différemment!). En effet, on remettait ainsi en place une déconnexion entre le vendeur et l’utilisateur et on libérait les freins. Les choses ont vite basculé et nous avons dû abandonner l’initiative, à mon grand regret, car non seulement le nombre de publications de l’ULg dans BMC augmentait en flèche, ce qui pouvait peut-être rester gérable, mais l’ascension du coût par article rendait ingérable la prise en charge complète. Ceci invalide assez nettement le principe de COPE proposé et adopté par Harvard ainsi que les universités Cornell, Berkeley, Dartmouth et le M.I.T.
7. C’est pourquoi, aujourd’hui, force est de constater que le seul modèle qui puisse encore répondre à l’absolue nécessité du maintien de l’accès le plus large et le moins cher possible à la littérature de recherche est la constitution, par les institutions de recherche, de dépôts bibliographiques. Ces dépôts doivent être institutionnels pour être complets. D’autres initiatives comme les dépôts thématiques ont leur intérêt, mais elles doivent rester complémentaires. En effet, si les dépôts servent de répertoire aux institutions qui les organisent, ils ne se consultent pas de manière large par sujet. En effet, si l’accès à un article particulier impliquait que le lecteur doive penser à venir voir sur le site de l’Université de Liège, nous serons peu lus dans le monde. L’astuce, c’est que les moteurs de recherche « scannent » nos dépôts régulièrement et trouvent nos articles à la demande, sur base d’un ou de plusieurs mots-clés et peu importe si le lecteur arrive sans le savoir sur notre dépôt institutionnel. Ceci implique évidemment que les textes déposés le soient dans une version XML ou HTML.*
8. Cela donne donc au chercheur la visibilité maximale et au lecteur un maximum de chances de lire tout ce qui l’intéresse. En même temps, on ne tue pas le modèle de la publication de journaux car il restera toujours une demande pour feuilleter des revues, avec l’avantage de tomber par hasard sur un article qu’on n’aurait nullement cherché. Mais en même temps on maintient une pression en faveur du retour à des coûts mesurés et on offre un accès total à l’information.
9. A la limite, on pourrait imaginer qu’un jour, les publications se fassent exclusivement par cette voie et que les chercheurs reprennent enfin la maîtrise complète d’un processus tout au long duquel ils contribuent activement, en rédigeant, en révisant et en achetant. Il suffirait alors d’assurer la révision par les pairs (eux-mêmes des chercheurs) et de constituer des comités d’évaluation qui auraient un label de qualité et qui accorderaient leur feu vert aux articles de bonne tenue, les universités s’engageant à assortir de cette garantie les articles qui l’auraient méritée. On pourrait même envisager que seraient publiés conjointement les commentaires des réviseurs. Chacun saurait ainsi que tel ou tel article a été revu. Dire que ceci est impossible en se passant des éditeurs est, d’une part, absurde puisque les éditeurs vont chercher des chercheurs pour effectuer les révisions et, d’autre part, méprisant pour les chercheurs car l’insinuation est que seuls les éditeurs peuvent garantir le sérieux et l’impartialité.
Voilà donc l’objectif d’EOS: rassembler les universités et les institutions de recherche autour d’une action concrète à mener pour ramener à un niveau supportable les dépenses liées à la documentation scientifique au sens large. Et rendre la littérature scientifique accessible à tous, avec une référence particulière aux pays en développement pour lesquels le changement sera le plus radical: de pratiquement rien à tout.
* : j’ai amendé le texte sur base du commentaire reçu.
Bravo pour EOS! Trois petites arguties:
(1) Ce qui a rendu l’OA non seulement possible, mais optimal et inéluctable, ce n’est pas le coût des publications, mais le pouvoir sans précédent du mode de diffusion numérique. Cela aurait rendu optimal l’OA même si le prix des revues avait été abordable.
(2) Ce qui est nécessaire pour les documents déposés dans les dépôts institutionnels, c’est qu’ils soient en format numérique avec le texte moissonable; le format optimal est peut-être le XML, mais sûrement pas le PDF!
(3) Oui, l’essence invariante d’une revue scientifique c’est l’évaluation par les pairs. Mais on a déjà 25.000 revues scientifiques. Pourquoi créer 25.000 substituts plutôt que de garder les titres existants, avec leur comités de pairs existants ainsi que leurs « track records »? Elles pourront se convertir en OA lorsqu’il ne restera plus de demande que pour le service d’évaluation par les pairs. Les institutions auront alors déja fait des énormes épargnes en annulant tous leurs abonnements et auront abondamment de sous pour ne payer que le seul frais très réduit qui restera: le coût de la gestion de l’évaluation par les pairs. Les institutions ne peuvent pas fournir ce service pour elles-mêmes sans risque de biais sur un plan d’édition maison à compte d’auteur…
Commentaire de Stevan Harnad, le 30 sept 2009 à 5:40Et bien entendu, la seule langue autorisée sera la langue anglaise, me trompé-je?
Commentaire de Torsade de Pointes, le 15 oct 2009 à 21:04C’est en effet un outil qui devra permettre de convaincre les recteurs, présidents, ou vice-chancellors des universités, ceux qui ont le pouvoir de mettre en œuvre un dépôt institutionnel et de le rendre obligatoire.
Je crois percevoir, dans votre court message, un souci de préservation de la langue française… Hormis la France, le Québec, la suisse romande et la Belgique francophone, ainsi que quelques pays d’Afrique, la grande majorité des personnes ainsi ciblées ne pratique pas le français. Parfois, il faut choisir: défendre la langue française ou communiquer. Le but d’EOS est de communiquer.
Voir aussi la composition du conseil actuel: j’y suis le seul francophone…!
La lutte pour la préservation de la langue française est un combat qui en vaut la peine. La lutte pour la faire revenir au rang de langage universel, de lingua franca est un combat dépassé et définitivement perdu.
Ceci dit, pour répondre à votre question « la seule langue autorisée sera la langue anglaise? », la réponse est non, aucune langue n’est interdite. Mais un forum où se côtoieraient toutes les langues du monde serait assez impraticable. La langue utilisée (c’est différent) sera, dans l’immense majorité des cas, la langue anglaise.
Commentaire de Bernard Rentier, le 18 oct 2009 à 11:13« La France, le Québec, la Suisse romande et la Belgique francophone, ainsi que quelques pays d’Afrique», dites-vous. Savez-vous de combien de pays africains il s’agit? D’une vingtaine! Des petits et des grands, totalisant une population de plusieurs centaines de millions de personnes, et qui seront bien davantage d’ici quelques décennies. Tous ces gens nous font l’insigne honneur d’apprendre notre langue, pas pour nos beaux yeux il est vrai, mais pour des raisons de faisabilité pratique, et s’attendent qu’en échange, nous leur permettions de se documenter en français, au lieu que vous les traitiez avec pareille désinvolture, et que vous proposiez de passer à l’anglais avec armes et bagages.
C’est donc, pour vous, une chose entendue: il n’y aura plus jamais et nulle part de français dans les sciences. À cet abandon calamiteux, très lourd de conséquences, on a évidemment, comme d’ordinaire, trouvé une excellente raison, à savoir: communiquer, avec un argument massue supplémentaire: défendre la langue française en ces hautes sphères relève du combat d’arrière-garde. La communication se fera donc, comme de bien entendu, dans la seule langue anglaise, au détriment de toutes les autres langues susceptibles également de prétendre à un rôle de véhicule international. Sous-entendu: l’anglais scientifique, de toutes façons, est neutre, déterritorialisé, et sa généralisation ne porte pas à conséquence. Ce qui bien sûr est faux: le «choix» de l’anglais comme vecteur exclusif n’est pas innocent, comme n’est jamais innocent le choix d’une langue NATIONALE comme langue de communication internationale, et ne s’opère jamais sans donner des avantages exorbitants à ceux dont cette langue est la langue maternelle, en l’espèce: la nation anglo-saxonne. Pour cette nation, la langue anglaise constitue le principal outil de domination, plus puissant que la force de frappe militaire. Les Anglo-Saxons eux-mêmes l’ont fort bien compris, et il n’y a que les locuteurs des autres langues à le nier obstinément. Le problème de la communication pourrait se régler différemment, p.ex. en utilisant une langue construite, réellement neutre, ou en remettant en honneur le système ancien, lequel fonctionnait de manière tout à fait satisfaisante jusqu’à la deuxième guerre mondiale, et s’appuyait sur plusieurs langues de grande communication (ce pourraient être aujourd’hui le russe, l’espagnol, le chinois, le portugais, l’anglais bien sûr, et, sans le moindre doute possible, le français, pour sa grande tradition, et pour être langue officielle dans une trentaine de pays) ― langues mises en relation entre elles, s’il y a lieu, par un réseau de traducteurs. Toute solution vaut mieux que le totalitarisme actuel de l’anglais, indissociable, en dépit de toutes les dénégations qui ne manqueront pas de déferler de votre part, de la domination économique, intellectuelle, culturelle et politique ― domination en vérité sans précédent dans l’histoire ― des pays anglo-saxons. Présence quasi exclusive de chansons en anglais sur les ondes, programmes des cinémas qui ne sont plus que de longues listes de titres anglais, «ranking» des universités qui fait la part plus que belle aux universités anglophones: on ne me fera pas croire que tout cela ne fait pas partie d’un système, intimement lié au statut démesuré de l’anglais et, corollairement, au statut dégradé des autres langues, y compris de langues, comme la nôtre, dotées naguère encore d’un grand prestige ― système de domination dans lequel nos «chercheurs», assez pitoyablement, et surtout vainement, tentent de se ménager une petite place, dans l’illusion de goûter d’une petite parcelle du pouvoir des Anglo-Saxons, et de ramasser les quelques miettes qui tombent de leur table. Vu la nature du système en place, où tous les chemins mènent à Rome, vouloir se hisser au niveau des maîtres restera illusoire, et les anglophones auront toujours barre sur nous. L’anglais dans les sciences, et la mise à l’écart brutale de toutes les autres langues, est un élément constitutif de ce système de domination, dont la clef de voûte est le statut de la langue anglaise, qui fait l’objet d’un véritable culte de la part de nos «élites», lesquelles, crime inexpiable, en abusent à leur tour pour se placer au-dessus de leurs concitoyens.
Mais fort heureusement, les temps changent. Le monde redevient multipolaire. Pour être un peu cynique: le fait que même en France, pays qui est toujours en retard d’une guerre, les universités s’anglicisent prouve que le règne de l’anglais est terminé. Ce n’est donc pas le combat pour le français langue internationale qui est un combat d’arrière-garde, comme nos élites désabusées, vautrées dans le défaite, aiment à le rabâcher, ce qui est un combat d’arrière-garde, et totalement hors de saison désormais, c’est la prétention des Anglo-Saxons, relayée par certains de nos intellectuels, de faire de leur langue maternelle le seul véhicule légitime de toute activité intellectuelle de haut niveau. La langue française, avec quelques autres langues, a les ressources, le bassin de locuteurs, la tradition, etc. pour pouvoir prétendre rivaliser avec l’anglais. Je dis bien «rivaliser», car les anglophones ne sont pas nos ennemis, mais des rivaux, la seule guerre à mener étant en l’espèce la guerre d’excellence. Nous avons les moyens, mais il nous manque la volonté, l’ambition, le courage d’affronter les railleries que nos « amis » européens ne se feront pas défaut de nous adresser, le courage de se battre et de travailler dur pour être à la hauteur de nos prétentions ― ce qui s’appelle: tenir son rang.
La lutte pour la préservation de la langue française est un combat qui en vaut la peine, dites-vous. Manifestement, à vos yeux, cette lutte ne concerne pas l’activité scientifique. Quel combat pour le français vaut-il la peine d’être mené, si ce n’est celui d’assurer son rôle dans le seul domaine qui vaille, celui des choses de l’esprit? Cela me paraît infiniment plus important que la question de la langue à utiliser aux guichets de la maison communale de Linkebeek.
Roger QUIN, Anvers
Commentaire de Torsade de Pointes, le 18 oct 2009 à 23:17