dim 18 mai 2014
Discours aux nouveaux docteurs – 17 mai 2014
Posté par Bernard Rentier dans Enseignement/FormationAucun commentaire
Mesdames et Messieurs,
De toutes les manifestations qui émaillent l’année académique, celle-ci est sans conteste la plus purement universitaire.
En effet on parle aujourd’hui de séance académique, de rentrée académique, dans bien des endroits et dans bien des circonstances. Si la pompe et le cérémonial sont parfois un peu plus imposants ici que dans d’autres établissements, les différences ne sont guère sensibles au delà des détails.
Par contre, une cérémonie qui célèbre l’attribution de diplômes de docteur est strictement réservée aux universités.
Aujourd’hui nous allons le faire à deux titres: nous honorons les docteurs à thèse de l’université couronnés durant cette dernière année académique, et d’autre part nous attribuerons la distinction de docteur honoris causa à neuf personnalités particulièrement remarquables du monde universitaire international.
L’idée d’organiser cette manifestation de façon conjointe nous est venue il y a quelques années et il est apparu immédiatement que la symbolique de cette manifestation s’avérait extrêmement forte.
Il est en effet particulièrement impressionnant pour les nouveaux diplômés de s’entendre proclamer devant un parterre aussi prestigieux de sommités dans tous les domaines du savoir. Par ailleurs, il m’est revenu que nos docteurs honoris causa appréciaient généralement particulièrement bien d’être associés à la proclamation des nouveaux docteurs.
C’est donc avec une joie et une fierté toutes particulières que je procède à cette célébration qui est pour nous la fête du savoir et de la recherche.
Je m’adresse tout d’abord ici aux nouvelles et nouveaux docteurs. Vous avez accompli un parcours long et difficile, ponctué de moments de découragement et de moments d’enthousiasme. Vous avez appris la rigueur du chercheur, ses joies et ses angoisses, vous avez rencontré des phases de certitude et des phases de doute. Peut-être vous êtes-vous interrogés sur la finalité même de ce parcours, sur sa nécessité, sur les contraintes que vous vous imposiez. Mais ce qui est sûr, c’est que vous êtes arrivés au bout de cet accomplissement et que vous pouvez en être fiers.
Aujourd’hui, vous savez en quoi vous avez contribué au progrès du savoir. Vous savez modestement que c’est peu de chose, mais vous comprenez aussi que ce progrès est constitué de petites pierres ajoutées à un édifice qui est e qui sera toujours en construction. Et vous pouvez être fiers, en prenant un peu de recul, de repérer votre pierre dans ce grand édifice.
Aujourd’hui, vous savez aussi combien cette construction est menacée, combien ce progrès, dans son ensemble, est menacé de paralysie.
Il faut que vous contribuiez dès à présent à faire comprendre à la société dans laquelle nous vivons que la formation qui a été la vôtre doit rester accessible à ceux qui vont vous suivre et que c’est dans les moments de crise, dans les périodes de difficultés financières et de pénurie de moyens que, précisément, des choix cruciaux s’imposent, et que la recherche doit rester libre tout en se voyant accorder un soutien plein et entier de la part de la société tout entière. La recherche, même si elle coûte cher, n’est pas un luxe, c’est une nécessité. La survie du relatif confort dans lequel nous vivons dans cette partie du monde en dépend, sans doute plus que jamais.
Le soutien à la recherche est donc un enjeu majeur pour notre société, et je dirais même pour notre civilisation. Elle est le garant de la liberté de pensée et du progrès de l’humanité. D’autres mondes comme l’Inde ou la Chine l’ont parfaitement compris et ont pris résolument le parti de la recherche. Il sont en train de passer avec volontarisme d’une industrie de l’imitation et de la copie à une industrie de l’innovation et de la créativité. Et souvenons-nous que l’humanité est plus nombreuse dans cette petite partie du monde que sur tout le reste de la planète et que les moins de 20 ans y sont majoritaires. Veillons donc à ne pas disparaître dans un grand tourbillon de progrès auquel nous ne pourrions accéder, faute de moyens. C’est, comme je le disais, un enjeu majeur pour notre pays, notre région, notre communauté, mais c’est aussi un enjeu pour cette Europe que tout le monde décrie et qui est pourtant notre seule chance de continuer à exister sur l’échiquier du monde.
Mon message vous semble certainement bien pessimiste pour un jour de fête et de la part d’un indécrottable optimiste… Mais bien des signes nous montrent à quel point il faut être vigilant et à quel point celles et ceux qui ont eu le privilège de recevoir une formation aussi complète que la vôtre doivent faire entendre la voix de la raison et convoyer un sentiment d’urgence et de nécessité.
Décodons ensemble quelques signaux caractéristiques, quelques indicateurs, comme on dit aujourd’hui, révélateurs d’une sorte d’ensablement dangereux pour l’avenir.
Je vais choisir quelques exemples très concrets, parmi beaucoup d’autres.
En subissant des réductions de financement qui atteignent 15, 20, parfois 30 pourcents, les universités ne parviennent plus à assurer leurs missions d’enseignement et de formation aussi bien qu’elles le devraient. Et si elles font des efforts démesurés pour continuer à assurer leurs missions, elles s’époumonent, elles épuisent leurs forces et cela ne pourra plus durer longtemps. Si on veut éviter qu’à leur corps défendant, elles se résolvent à s’ouvrir à des financements qui les privent de leur liberté d’enseigner et de chercher, il faut les soutenir. C’est la teneur même du mémorandum des recteurs paru le mois dernier et sur lequel que ne reviens pas ici, il était suffisamment clair.
Prenons des exemples concrets, tant au niveau communautaire, régional ou fédéral qu’au niveau européen.
Dans le cadre de ce qu’on appelle les clôtures mensuelles d’Eurostat, excusez le caractère technique de mon exemple, l’Institut des Comptes Nationaux nous contraint désormais à fournir nos comptes sur base mensuelle dès le mois de septembre prochain. Cela semble anodin, mais cela va créer une surcharge administrative énorme qui va nécessiter du personnel supplémentaire dans les départements financiers de nos institutions universitaires. Le moment est vraiment mal choisi, puisque nous sommes déjà aux limites de l’encadrement que nous permettent nos moyens financiers en constante réduction. Cela veut dire également que les investissements des universités seront dorénavant traités comme des dépenses de l’année, alors que nos programmes de recherche sont pluriannuels. Ce paradoxe va entraîner des difficultés supplémentaires, des complications administratives lourdes, un gaspillage de moyens sans précédent et des retards considérables dans la dynamique de recherche.
Autre exemple, très technique également mais c’est la réalité concrète à laquelle nous devons faire face quasi quotidiennement: la récupération du précompte des chercheurs par les universités est une excellente mesure fiscale mise en œuvre depuis quelques années par le gouvernement fédéral et dont nous nous réjouissons. Une nouvelle décision européenne impose aujourd’hui la récupération de cet incitant non plus par les universités mais par les sources de financement. C’est ainsi que le Fonds Social Européen va dorénavant récupérer à son profit le précompte salarial des chercheurs non seulement sur les sommes qu’il finance, ce qui n’est déjà pas drôle, mais sur les montants que cofinancent les universités elles-mêmes, venant ainsi se servir dans notre poche et prélever leur dîme sur les moyens octroyés par l’Etat fédéral. On croit rêver ! Dans la foulée, la Région Wallonne nous indique qu’elle envisage également de refuser l’éligibilité de ce précompte. En d’autres termes, moins hermétiques, l’incitant fiscal élaboré par l’Etat fédéral est en train de disparaître pour les universités, ce qui représente, pour l’ensemble d’entre elles, une réduction financière de plusieurs dizaines de millions d’€ du jour au lendemain, et c’est demain.
Dans le genre « comment faire compliqué lorsqu’on peut faire simple », une autre mesure va nous être imposée lors du prochain train de financement par les fonds structurels européens: l’obligation d’obtenir 3 offres pour l’éligibilité de tout achat, même en dessous de 8.500 €, ce qui va bien au-delà de ce que prévoient tant la directive européenne que la loi belge sur les marché publics. Que de tracasseries inutiles, quelle surcharge inconsidérée, sans parler de l’ambiance de suspicion permanente…
Voici donc deux mesures récentes qui indiquent combien il est difficile de faire face à une accumulation croissante de complications administratives dont on à peine à discerner le fondement et qui nous imposent une surcharge fonctionnelle très handicapante. À une époque où le financement de la recherche devrait augmenter, où les contraintes devraient être allégées et où les incitants devraient se multiplier, à une époque où notre société devrait investir dans sa recherche en la libérant de tous ses freins, une telle accumulation de mesures contrariantes (et je n’ai mentionné que les deux exemples les plus récents parmi bien d’autres) va exactement à l’opposé de l’objectif qu’on entend néanmoins dans tous les discours politiques aujourd’hui: c’est la recherche, temple de la créativité et de l’innovation, qui doit être la première activité soutenue par la société, surtout en temps de crise.
La créativité et l’innovation ne sont pas que des slogans faciles. Ni l’une ni l’autre ne se décrète. C’est dans le processus complexe de la recherche, spécialité des universités, que ces qualités émergent et trouvent leur espace d’épanouissement, avant de rejaillir sur l’ensemble de la société, celle-là même qui aura eu la volonté délibérée de s’engager sur ce terrain.
Vous qui êtes nouvellement devenus des chercheurs diplômés, portez autour de vous ce message, pour que le processus dont vous avez bénéficié continue et que nous puissions assurer à de nouvelles générations l’opportunité de suivre votre voie, comme vous suivez vous-mêmes celle des personnalités exceptionnelles et exemplaires que nous célébrons en même temps que vous aujourd’hui, nos docteurs honoris causa.
Nous comptons sur vous pour devenir les défenseurs acharnés du savoir et de progrès de celui-ci.
Je vous félicite pour le parcours accompli et vous souhaite un avenir passionnant, au service de la société tout entière.
Je vous remercie.