NDLA: Ce document a fait l’objet d’amendements signalés en italique dans le texte.
Madame,
Vous m’avez écrit il y a quelques jours une lettre fort intéressante. J’y ai trouvé de nombreux arguments avec lesquels j’étais entièrement d’accord, un certain nombre auxquels je ne pouvais me ranger et également quelques contre-vérités.
Je me préparais donc à vous répondre lorsque je constatai que cette même lettre avait été diffusée à l’ensemble du personnel académique et scientifique de l’ULg, ce qui a créé un « buzz » médiatique sur les réseaux sociaux, dans les blogs un peu partout (en voici un en France…) et dans la presse, pénétré jusque dans les autres universités, ému les syndicats et jeté le trouble dans l’esprit de beaucoup de monde. C’était évidemment votre intention et, à cet égard, c’est un succès. J’apprends en outre que vous donnerez une conférence sur ce même sujet le 8 février prochain en fin de journée aux auditoires de l’Europe. Il se trouve que je suis en faveur du débat d’idées et que cette question précise me préoccupe, c’est donc fort bien. Oubliant ma première réaction face à la discourtoisie du procédé, j’ai décidé de vous répondre tout aussi publiquement que vous m’avez, disons, interpellé.
Le titre du document ne peut laisser indifférent: « Pourquoi je démissionne de l’université après 10 ans d’enseignement ».
Je pensais d’emblée que vous auriez l’honnêteté vis-à-vis de moi et la correction vis-à-vis de vos lecteurs de commencer par mentionner que vous avez depuis quelque temps déjà décidé de quitter Liège pour aller vivre à Marseille, une décision d’ordre familial parfaitement légitime et compréhensible. Fâcheuse omission.
NDLA: Madame Stevens dément cette affirmation, qu’elle considère comme diffamatoire. En effet, son déménagement résulte, assure-t-elle, du climat universitaire qu’elle juge insupportable. Cette décision n’est donc pas dictée par des motifs familiaux.
Qu’en second lieu, vous ayez tenu à profiter de ce départ pour manifester votre déception après dix ans d’enseignement et de recherche à l’université, je peux parfaitement le comprendre, même si je trouve la manœuvre moins épatante, du coup.
Car en effet, si la tromperie, ne fût-ce que partielle, sur la motivation de votre démission est pour le moins inélégante, je n’ai néanmoins aucun doute sur la sincérité de votre analyse. J’aime les gens qui vont au bout de leurs idées. C’est pourquoi je me réjouis de savoir si vous continuerez ou non une carrière académique dans une autre université après avoir démissionné de la nôtre et, dans ce cas, quels auront été vos critères de choix…
NDLA: Je retire les termes utilisés dans la phrase précédente. Madame Stevens assure n’avoir voulu tromper personne et je lui en accorde le crédit, a posteriori.
Sur le plan des détails (mais sont-ce des détails lorsqu’on les érige en principes?), je relèverai quelques erreurs, contre-vérités et incohérences dans votre lettre.
• « La menace de disparition des entités qui ne suivraient pas la course folle de la concurrence mondiale » n’existe, il me semble, que dans votre esprit et doit faire partie de fantasmes souvent remis en avant sans que nous n’en ayons jamais eu l’intention. Tout au plus a-t’on évoqué, il y a une dizaine d’années, un regroupement de petites sections à l’échelle de la Communauté française. L’ULg n’en a jamais supprimé, contrairement aux autres universités « complètes », il faut le lui accorder, et l’idée n’est plus à l’ordre du jour.
• « La frénésie d’évaluations » est certes dérangeante. Le principe de l’évaluation est cependant important, face à l’arrogance de l’universitaire convaincu qu’il sait et convaincu aussi qu’il fait tout bien, son enseignement comme sa recherche. Un peu d’humilité nous amène vite à comprendre l’utilité de l’évaluation. J’admets volontiers qu’évaluer n’est pas chose simple, que la valeur même des évaluateurs et leur ouverture d’esprit ne sont pas garanties et que, donc, l’évaluateur ne sait pas « tout » et ne sait pas forcément « mieux ». Mais tout dépend ce qu’on fait de l’évaluation, à quoi elle sert. En aucun cas chez nous (je défie quiconque de démontrer le contraire) elle ne sert à sanctionner. Elle sert à éclairer. Et si quelqu’un conteste la luminance de cet éclairage, libre à lui/elle. Pour les autres, les indications sont enrichissantes, c’est là tout l’intérêt.
• A propos du classement de Shanghaï, personne ne me contestera d’avoir été le premier (et le seul) recteur à clamer « Oublions les rankings! ». Malheureusement, s’ils restent aussi discutables dans leur fond et dans leur forme, ainsi que dans l’usage qui en est fait, ils continuent à régner et sur ce point, je vous rejoins. Cela dit, il est un peu simpliste d’assimiler dans une même phrase rankings et évaluation institutionnelle. On ne parle pas du tout de la même chose, mais ce serait un peu long de tout réexpliquer ici.
• La fuite des cerveaux que vous observez n’est pas celle que j’observe. Elle n’est pas corroborée par les statistiques les plus objectives. Et puis, certes, on ne s’attend pas à ce que tous ceux qui se risquent à affronter le doctorat le terminent (c’est là la sélectivité de l’épreuve), ni persistent à vouloir rester à l’université. Il n’y a rien là d’anormal. Quant aux « arrivistes à la pensée médiocre », il y en a toujours eu, j’ai même l’impression qu’il y en avait bien plus auparavant… Mais en disant cela, je me fais aussi subjectif que vous, j’éviterai donc de m’y égarer.
• Au moins avez vous la clairvoyance de dire que ces travers que vous dénoncez chez nous, ne nous sont pas spécifiques: « Partout, des collègues confirment les tendances générales ». Il faut en effet, pour changer l’université sans risquer de la saborder, changer le monde dans lequel nous vivons. J’espère que, de là où vous allez, vous pourrez le faire. Plus modestement ici, nous tenterons d’adapter l’université ensuite. Mais que cette remarque ironique ne crée pas de méprise: je suis conscient que c’est aussi des universités que doit partir le cri d’alarme, mais nous avons tous un différent son de voix.
• Le regard que vous portez sur vos collègues est sans complaisance et même féroce. Selon vous, la déliquescence de l’université conduit tout droit à la médiocrité et les recrues que nous accueillons sont de piètre qualité, ce qui vous apparaît comme suicidaire. « Pense-t’on pouvoir encore longtemps contenter le «client» [l'étudiant] en lui proposant des enseignants d’envergure aussi étroite? » dites-vous. Vos collègues apprécieront le «compliment». Mais de mon côté, je vous avoue être choqué par l’insultante arrogance de cette question.
• On retrouve cette arrogance tout au long de votre missive comme, par exemple, lorsque vous dites: « On constate (qui constate?) que toutes les disciplines sont en train de s’appauvrir (ah bon, c’est un fait établi?) parce que les individus les plus ‘efficaces’ qu’elles sélectionnent sont aussi les moins profonds, les plus étroitement spécialisés c’est-à-dire les plus ignorants, les plus incapables de comprendre les enjeux de leurs propres résultats ».
Et bien dites-donc, vous n’avez pas votre pareil pour envoyer par le fond bon nombre de professeurs d’université… Dommage que vos affirmations soient gratuites et qu’elles ne soient étayées par rien de concret. On peut se demander de quel droit vous vous permettez ainsi un jugement péremptoire sur vos collègues, sans savoir, vous qui récusez tout évaluation! Et c’est précisément cette même légèreté qui invalide votre affirmation suivante: « les disciplines à fort potentiel critique, la philosophie ou les sciences sociales […] » , démontrant ainsi la pauvreté de votre sens critique et l’ignorance affligeante dans laquelle vous vous trouvez quant à l’exigence d’esprit critique des autres domaines de la Science et, ne vous en déplaise, des Techniques. Ces préjugés sont consternants et anéantissent la crédibilité de votre argumentation.
Mais venons-en au fond du message lui-même en tâchant d’oublier les affirmations péremptoires, erronées et inutilement offensantes qui émaillent votre propos. Il n’est pas neuf, ce message, mais il n’en est pas moins intéressant. Depuis au moins 200 ans, l’utilitarisme appliqué aux institutions d’enseignement est pointé du doigt par des générations successives de contestataires. Plus récemment, le hasard a voulu que j’aie 20 ans en mai 68, époque où la contestation universitaire atteignait son paroxysme. J’ai donc vécu de longues soirées de débats sur la décadence du système et sur la perversion qu’induisait la société consumériste et utilitariste dans nos formations universitaires et je me suis enflammé pour ces idées. Quand j’ai constaté que la génération qui me suivait manifestait une indifférence, que je jugeais coupable, à ces questions, j’ai été très déçu. Un certain retour, depuis lors, à la remise en question des valeurs de l’enseignement supérieur m’ont rassuré sur ce plan. Et puis, l’utilitarisme a ses défenseurs et le débat est effectivement contradictoire. Mais si je rappelle que ce combat existe depuis fort longtemps et que des générations successives n’ont cessé de le mener, ce n’est pas pour en minimiser l’importance. Je pense sincèrement que la vigilance reste nécessaire.
Si toutefois le problème semble s’être aggravé – ce qui demanderait une vérification objective – c’est peut-être tout simplement en raison de la massification de l’enseignement universitaire. Ce n’est pas en soi une mauvaise chose, car c’est en réalité le reflet d’une démocratisation croissante de l’accès à ces études. Les universités ne sont donc plus des établissements auxquels accède une petite élite de personnes prêtes à se constituer une culture générale et un savoir désintéressé, elles sont devenues depuis longtemps, et il n’y a là rien de malsain, je pense, des lieux de formation en vue d’une accession à un milieu professionnel.
Je pense toutefois qu’aujourd’hui, le débat n’est plus là. Il reste crucial de savoir à quel point la formation universitaire doit fournir à la société des professionnels ‘prêts à l’emploi’ ou bien des individus aptes à s’adapter aux nécessités changeantes des professions. Là, il y a encore un combat à mener et, personnellement, j’ai la prétention de vouloir le mener, en tentant d’imposer la seconde vision et de résister à la première. Depuis que je m’occupe des affaires universitaires, je m’y emploie. Ce serait mal me rendre justice que de ne pas le reconnaître. Évidemment, on ne peut se contenter d’une formation qui ouvre les esprits et prépare à toutes les éventualités, dans chacune des filières de formation. Pour prendre un exemple qui ne se veut nullement péjoratif et que tout le monde comprendra fort bien, j’imagine mal que l’on puisse diplômer des dentistes qui ne seraient pas capables d’exercer leur profession immédiatement.
C’est donc un double but qu’il faut atteindre aujourd’hui si l’on veut éviter d’une part un utilitarisme abrutissant et d’autre part un élitisme intellectuel exagérément sélectif. Il s’agit de concilier formation spécialisée et ouverture d’esprit. C’est exactement la raison pour laquelle j’insiste depuis fort longtemps pour créer au maximum des percées transversales et interdisciplinaires. Pour y arriver, j’ai même voulu faire disparaître les facultés et recomposer une université avec des filières d’enseignement et des centres de recherche thématiques. J’ai échoué, je le reconnais, et je le regrette tous les jours. Mais voilà, comme vous le dénoncez, il n’est pas simple de lutter contre une forte résistance interne et d’imposer ses idées. Je peux vous confirmer que c’est très difficile, voire impossible, même pour un recteur. Cependant, je ne baisse pas les bras. Je sais qu’un jour, on arrivera à ce genre de décloisonnement salutaire et de formation digne de ce nom, et non plus une déformation ni, pire encore, une conformation. Je sais qu’on dira un jour que j’avais eu raison trop tôt. Maigre satisfaction. Seulement, j’ai décidé de continuer à œuvrer dans ce sens de l’intérieur même des structures dont je conteste l’utilité et que je trouve anachroniques, et donc de ne pas démissionner et retourner à mes chères recherches. C’est ce qui nous différencie. Je vous souhaite de trouver le lieu où vous pourrez, comme vous le dites, « fonder une tout autre institution [...] et faire grandir l’humanité« , lourde tâche…
Toutefois, dans votre cas, je n’ai pas eu vent votre combat jusqu’ici car, contrairement à ce que vous laissez croire dans votre texte, le dialogue n’était pas impossible. Le fait est que vous ne l’avez même pas sollicité, sinon je l’aurais accepté très volontiers. Il n’est donc guère courtois de laisser croire à vos lecteurs qu’à quelqu’occasion que ce soit, je vous ai opposé un refus. Peut-être pensiez-vous qu’un recteur ne pourrait qu’être déjà trop abîmé intellectuellement pour soutenir une discussion sur le sujet ?
Vous avez donc tiré sans sommation, Madame, et il m’est difficile, malgré toute la sympathie que j’ai pour vos idées, de ne pas vous en vouloir. Mais j’en resterai là. Sous d’autres rectorats, votre accès à l’Intranet institutionnel eût été coupé sous prétexte de l’avoir utilisé pour « cracher dans la soupe »… Pas avec moi. Dans mon université que vous décriez tant, au moins, l’expression est libre et elle est encouragée. C’est cette même liberté que j’utilise pour vous dire que je suis déçu par le procédé utilisé et surtout par les écarts à l’honnêteté intellectuelle que vous vous êtes permis, mais que j’apprécie tout autant l’intérêt du débat de fond que vous soulevez. Je puis vous assurer que, même si vous serez désormais loin de notre Maison, je veillerai à ce que ce débat se prolonge de façon active dans un cadre adéquat et ouvert.
NDLA: je retire l’expression « écarts à l’honnêteté intellectuelle », que je considère comme injuste, avec le recul.
Je désire ardemment que mon université reste, devienne ou redevienne (choisissez) un lieu de liberté absolue de la conscience de chacun, et que la confrontation des points de vue joue un rôle moteur dans son évolution.
Je vous souhaite plein succès et bon vent dans un nouvel univers forcément meilleur.